Alain Quesney,
pédiatre .
Automne
Odeurs des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison !
À sept ans comme il faisait bon,
Après d’ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !
La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l’encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.
Ô temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d’oiseaux,
Le vent souffle dans le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau.
- René-Guy CADOU [1]
Le texte de ce poème de rentrée peut vous paraître un peu décalé et nostalgique d’un temps bien révolu ! La rentrée coïncidait alors avec le début de l’automne. Les vacances étaient donc plus longues du moins pour les écoliers qui pouvaient vivre leur enfance avec une certaine sérénité qui n’a plus cours ! Et les « merveilleuses poussières amassées par tout un été » doivent être désormais éradiquées à grand renfort de sprays hydroalcooliques. Je vous espère bronzés et bien reposés.
Bon... je ne vais pas vous demander d’ouvrir vos cartables afin de vérifier si vos crayons sont bien taillés, si vous avez bien votre boîte de masques et votre blouse blanche de rechange.
Il m’est simplement permis de vous dire brièvement ma colère de citoyen et mes objections de médecin devant l’affligeant spectacle d’une société qui perd la raison.,
Simplement deux exemples glanés récemment sur une liste de discussion de pédiatres.
- La nourrice d’une fillette de 9 mois qui va très bien demande à ses parents de faire réaliser un test à l’enfant avant son retour chez elle. Aucune justification !
- À l’université de Montpellier, les livres sont mis en quarantaine depuis juillet. A quand l’autodafé ?
Il est encore permis de protester mais les responsables ont désormais cette phrase définitive « c’est le protocole ! » Étymologiquement du latin médiéval protocollum « ce qui colle en premier » au Moyen Âge désigne la feuille rajoutée aux contrats pour les authentifier et leur donner valeur juridique. On comprend bien qu’on ne puisse pas s’en débarrasser facilement tout comme le sparadrap de Lazlo Carreidas dans Vol 714 pour Sidney !...
Plus il y aura de protocoles absurdes plus nous serons inquiets et incohérents.
En quelques mois et par la grâce de l’incroyable anaphore présidentielle du 16 mars 2020 nous sommes en guerre phrase répétée 6 fois en 20 minutes, effectivement nous constatons que rien n’est plus comme avant et il est permis de craindre que cela soit de pire en pire en matière d’individualisme forcené et d’emprise verticale du pouvoir central au détriment des libertés et du bien commun autrement nommé le collectif, le vivre ensemble, les relations humaines.
En quelques mois, la médecine peut se faire à distance. Le secret médical et la liberté de prescription du praticien sont foulés aux pieds. Ce qui garantissait l’efficience de l’acte médical à savoir la médiation (et non la médiatisation qui charrie la pulsion de mort) passait par le médecin traitant... L’anamnèse, l’examen clinique, tout ceci est systématiquement shunté par l’absurde croyance en la toute-puissance de la science.
Il serait utile de discuter finement la réelle fiabilité de tests dont l’accès se fait maintenant en libre-service. Pourra-t-on désormais continuer à toucher ses patients et parallèlement être touchés par leur histoire ? Leur laissera-t-on le temps de la dérouler cette histoire puisque la question est toute autre car il y a dorénavant en France 66 millions d’épidémiologues spécialisés en virologie !
Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore. Il y a 97 ans, Jules Romain imaginait que tout un village pouvait se retrouver au lit par le simple pouvoir de la médecine. Aujourd’hui l’autre est devenu un pestiféré qui est probablement en phase d’incubation et qu’il nous faut absolument tenir à distance. Est-ce qu’il n’a pas touché son masque douze fois depuis ce matin et puis-je continuer à travailler en sa présence (pardon : en présentiel) ?
En 1919, Keynes parlant des économistes disait qu’ils étaient au volant de notre société alors qu’ils devraient être sur la banquette arrière...
On pourrait ajouter que désormais les savants et les experts médicaux de tous poils les ont rejoints. Ça commence à faire du monde sur les sièges avant !
Les masques-casques avec visière qui vont équiper les enseignants des enfants sourds de mon établissement sont certifiés par le ministère des armées ! Logique ! Protègent-ils aussi contre les balles, la peur et l’irrationalité ?
Il y a bien des années, j’avais été choqué par une publicité s’étalant dans les revues médicales : c’était au profit d’un antibiotique (une céphalosporine, je crois) : on y voyait la mère d’un enfant fébrile, une dame de type cadre dynamique (pardon pour le cliché !) qui réclamait d’emblée la mise sous antibiotiques « parce qu’il n’est pas question d’attendre » disait-elle...
Serons-nous capables de moins chercher à combler immédiatement le vide ?
Faut-il vouloir résoudre l’inconnu en plaquant sur nos ignorances n’importe quelle certitude pseudoscientifique qui se trouve démentie trois semaines plus tard ? Encore une fois, je pense que c’est la littérature et la poésie qui peuvent nous y aider.
Je vais citer Georges Haldas (écrivain suisse) dans ses carnets de l’État de Poésie (1976) : ce qu’il écrit s’applique bien au bouleversement actuel de nos vies, inédit c’est vrai depuis la fin de la seconde guerre mondiale...
[Il faut certes] chercher à connaître toujours davantage et ce faisant respecter ce que l’on ne connaît pas encore. La bêtise et une sorte de fascisme mental consistent à traiter l’inconnu à partir de ce que l’on sait. De ce qu’on croit savoir. Le respect de l’autre, au contraire, est de respecter la part en lui qui nous échappe. De ne pas la réduire à un schéma connu, de ne pas la coloniser. L’interpréter à notre manière. En lui collant une étiquette ou en prétendant parler à sa place. Bref de ne pas l’annexer au nom de ce que nous pensons. Mais vaut-il la peine de répéter ces truismes ? Au train où vont les choses, oui.
Toujours Georges Haldas dans un autre carnet de 1977 : Plus que jamais contre cet assaut, qui fait partie de l’assaut général du monde contre chacun de nous : « de la patience. Une absurde et monstrueuse patience ». Pour contrer la non moins monstrueuse impatience à laquelle l’ensemble de la vie sociale nous condamne. La bêtise, l’accélération démente, le comble de l’injustice, la dérision, le massacre, l’écrasement de chacun par tous (à quoi chacun collabore). L’exploitation mutuelle, la fatigue, l’humiliation, la maladie, les rêves avortés, les aspirations qui se diluent [...].
S’inspirant du poème Le balcon de Charles Baudelaire, Georges Haldas reprend l’idée des « minutes heureuses de notre vie ».
Voici : vous sortez un matin de chez vous. Il a plu durant la nuit. Mais le ciel, à présent est découvert. Vous faites, comme d’habitude, tout à fait comme d’habitude, quelques pas dans la rue. Et soudain — sans raison apparente — vous vous sentez investi d’un bonheur sans nom. Quasi absolu. Un bonheur où il entre à la fois de l’élan et du repos, de l’allégresse et de la sérénité, une pleine conscience en même temps que l’oubli de soi ; et qui vous donne en cette minute, le sentiment d’être totalement présent à vous-même et au monde. [...] Soulevé en cet instant par une vague de fond puissante et douce, on se sent plus attentif en effet et plus accueillant : plus proche, plus fraternellement proche de la réalité au-dedans de soi-même. Les deux en l’occurrence ne faisant plus qu’un. Avec ceci encore, qu’on découvre une surprenante nouveauté dans les choses les plus familières qui suscite l’émerveillement : jamais vous n’auriez pensé qu’elles puissent être, ces choses, en leur banalité, leur monotonie, leur quotidienneté même, si belles ! Plus belles que les choses appelées communément belles...
Je vous souhaite, (je nous souhaite) de la patience. Une absurde et monstrueuse patience (les épidémies finissent pas s’arrêter les hommes passent à autre chose et les liens se reconstituent).
Je vous souhaite aussi beaucoup de minutes heureuses.