1990-2010 : ETAT DES LIEUX DE L’HOSPITALISATION EN PSYCHIATRIE. (par Olivier Labouret)

Pour bien comprendre sur quel terreau est en train de prendre ce projet de réforme « relatif aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques » (alors qu’il ne parle que de soins sous contrainte), il faut partir de l’existant, et donc examiner comment la psychiatrie publique est déjà dévoyée dans sa pratique courante, autrement dit comment le projet de réforme est une mauvaise réponse à des problèmes bien réels, qu’on a laissé volontairement s’exacerber jusqu’à devenir insupportables.

Il fut un temps pas si lointain où la plupart des hospitalisations psychiatriques se faisaient en service libre, seule une minorité s’effectuant sous contrainte, selon la loi du 27 juin 1990 : hospitalisation d’office (HO), en cas de trouble mental compromettant gravement l’ordre public ou la sûreté des personnes, ou hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT), en cas de trouble mental nécessitant des soins immédiats et une surveillance
constante auxquels le patient est hors d’état de donner son consentement. Cette époque est révolue, d’une part parce que la loi laissait trop d’incertitudes pour ne pas laisser libre cours à une interprétation de plus en plus sécuritaire, se cachant sous l’idéologie du risque zéro, d’autre part parce que pour des raisons socio-politiques complexes, la demande d’hospitalisations sous contrainte ne cesse d’augmenter quand les capacités
d’hospitalisation diminuent. Ainsi dans mon CHS aujourd’hui, environ 2/3 des patients hospitalisés dans les services d’admission sont en HO ou en HDT. Et on compte en France 75000 hospitalisations sous contrainte, dont 20% d’HO et 80% d’HDT. Ce chiffre stagne cependant depuis quelques années, mais cela est logique compte-tenu de la dégradation actuelle des moyens du service public de psychiatrie. L’enfermement en psychiatrie, comme en prison, Loïc Wacquant l’a montré, n’échappe pas à la loi de l’offre et de la demande, de la gestion des flux et des stocks : normal si l’on considère que le traitement de la misère est appelé à se privatiser, dans un état dont la vocation sociale se réduit désormais à faciliter l’adhésion de la population au « divin marché » (comme dit Dany-Robert Dufour).

La loi de 1990 - j’en parle au passé, tellement elle a été contournée, déligitimée ces dernières années, comme par un fait exprès - était déjà une loi d’exception, donnant la part belle à l’autorité de l’Etat, autrement dit au
préfet, puisque l’enfermement en HO, sur certificat médical, s’effectuait sans contrôle de la justice autre que celui du parquet. Mais la loi de 1990 séparait totalement l’hospitalisation sous contrainte, la mesure d’enfermement, des soins eux-mêmes : la relégation offrait un cadre, et seulement un cadre, à l’intérieur duquel le soin était possible. Alors que le projet de loi actuel, en généralisant la notion de « soins sans consentement » opère une totale confusion en mélangeant deux notions totalement incompatibles. On ne peut pas soigner sans consentement : c’est un paradoxe logique absolu. Et l’on sait depuis Bateson et Watzlawick que les paradoxes logiques rendent fous… Une société du renfermement sécuritaire, au lieu d’être solidaire, est une société folle !

Quels sont les principaux dévoiements de la loi de 1990 auxquels on assiste aujourd’hui ?
-  1 – L’augmentation des demandes d’HDT par les médecins généralistes, parce que l’hôpital est alors obligé d’accueillir le patient, alors qu’adressé en service libre il aurait toutes les chances d’être refoulé par manque de place.
-  2 - La multiplication des HDT d’urgence, en cas de péril imminent pour la santé du malade, qui étaient théoriquement exceptionnelles : d’une part parce que c’est le seul moyen d’hospitaliser sous contrainte un patient vu à l’hôpital, que ce soit en consultation ou en cours d’hospitalisation en service libre (et qui veut sortir par exemple, alors que son état ne le permet pas) ; d’autre part parce qu’il est de plus en plus difficile pour les généralistes de se déplacer au domicile des malades psychiatriques : crainte d’y passer trop de temps, crainte légitime de trouver un patient trop opposant, agressif et inexaminable, difficulté à organiser le transport sanitaire vers l’hôpital…
-  3 - Le recours à l’HO plutôt qu’à l’HDT, pour 2 raisons. D’abord parce qu’il est de plus en plus difficile de trouver un tiers acceptant de demander une HDT. A une époque, l’administrateur de l’hôpital général, voire un policier ou le maire, pouvaient signer une HDT. Maintenant, il arrive même que les assistantes sociales refusent de signer, dans la mesure où elles ne peuvent prétendre agir dans l’intérêt du malade si elles ne connaissent pas déjà celui-ci, et peuvent donc s’exposer juridiquement. L’autre raison est la difficulté à assurer le transport d’un malade agité ou suicidaire par exemple : en cas d’HDT, sauf quand les pompiers ou la police déposent encore
directement le patient à l’hôpital, il faut recourir à une ambulance privée, dont le personnel peu qualifié peut être complètement dépassé. Alors que si le patient est en HO, c’est beaucoup plus facile : l’établissement psychiatrique est tenu d’aller chercher le patient, avec du personnel masculin et une trousse d’urgence.
-  4 - L’intervention au domicile est de plus en plus problématique : alors qu’il y a quelques années, la force publique (policiers ou gendarmes) pouvait aisément procéder à l’ouverture d’un domicile personnel si il y avait une forte probabilité qu’une personne s’y trouve en danger pour elle-même ou pour autrui, dorénavant, toujours pour éviter tout risque juridique ou physique, la police ne rentre plus qu’exceptionnellement. Le recours au GIPN (ou au GIGN) devient la règle, au moindre danger réel ou supposé, pour pénétrer au domicile de patients récalcitrants, après un siège martial opportunément médiatisé.
-  5 - Pour permettre au patient de se rouvrir progressivement vers le monde extérieur, favoriser sa réadaptation et sa réinsertion, la loi de 1990 avait prévu un dispositif d’une grande souplesse et d’un grand intérêt : la sortie
d’essai, en HO ou en HDT, proposée par le médecin avec un cadre thérapeutique bien défini. Pour les zélateurs de la réforme, ce dispositif est inapproprié, car les sorties d’essai se multiplient et peuvent se prolonger des
mois voire des années, et cela serait attentatoire aux libertés… Comme si le manque de places dans les murs et surtout l’utilité thérapeutique pour le patient de symboliser (ou intérioriser) un cadre hors les murs ne rentraient
pas en ligne de compte dans cette évolution ! Etonnant de voir les mêmes zélateurs prôner une mesure de soins sans consentement à domicile, injonction paradoxale beaucoup plus intrusive et pouvant être illimitée ! Dès
2007, à la suite de la loi de prévention de la délinquance (qui contenait déjà un volet sur la psychiatrie retiré déjà après notre mobilisation), les sorties d’essai ont été beaucoup plus contrôlées, voire empêchées, aussi bien celles en HO que celles en HDT, et cela à l’encontre du texte même de la loi de 1990 (qui énonce que « les restrictions aux libertés individuelles doivent être limitées à celles nécessitées par l’état de santé ou la mise en oeuvre du traitement », et qui précise que le médecin est le seul à décider des sorties d’essai en HDT). Puis à l’occasion de l’exploitation médiatique d’inévitables faits divers, le discours du chef de l’Etat à Antony le 2 décembre 2008, et la circulaire ministérielle de janvier 2010 ont donné un tour de vis supplémentaire, comme des coups de boutoir successifs - et c’est pour cette raison que je pense que le terreau de l’opinion publique a été savamment travaillé pour que ce projet de loi sécuritaire, avant-garde de la société de contrôle généralisé des consciences qui est en train d’advenir pour servir les intérêts de la caste financière au pouvoir, s’enracine dans la société comme dans nos mentalités… Ce tournant sécuritaire brutal depuis 3 ans a été très sensible dans mon CHS, avec l’arrivée d’un nouveau préfet puis d’une nouvelle directrice. On a vu ainsi du jour au lendemain, par exemple, un patient en HO qui jusque-là sortait seul devoir sortir encadré de deux infirmiers, des patients en HDT se voir empêcher de sortir au prétexte qu’il aurait fallu aller vérifier chez eux qu’ils ne détenaient pas d’arme, tels autres se voir refuser au dernier moment une permission programmée en famille, au risque de provoquer leur agitation - comme si il fallait par un retournement pervers confirmer leur dangerosité et prouver par l’absurde la nécessité de les garder bouclés… Il aura fallu rédiger des certificats à rallonge décrivant ironiquement par le menu la sortie d’essai des patients, du hors d’oeuvre au dessert, saisir le Conseil de l’Ordre, la Commission des Hospitalisations Psychiatriques et rappeler systématiquement la loi au représentant de l’Etat - un comble ! -, bref lutter de toutes ses forces, pour finalement peu à peu rendre les armes, pour ne pas finir écrasé sous ce rouleau-compresseur sécuritaro-réglementaire.

La liste est donc longue des atteintes aux libertés et à l’esprit de la loi avec lesquelles il a bien fallu finir pas composer…Et toute honte bue, accepter le paradoxe que c’est souvent les patients vraiment dangereux, délirants, avec des antécédents de passages à l’acte agressif, que l’on n’arrive pas à faire hospitaliser, malgré de multiples signalements, parce que tout le monde a peur d’agir et qu’on attend donc qu’il se passe vraiment quelque chose pour intervenir… Bref le transport, l’intervention au domicile du patient, toute sortie hors de l’hôpital posent des problèmes parfois insolubles, non parce que la loi elle-même a changé, mais parce que son application est devenue sécuritaire par glissements successifs, privilégiant l’enfermement et révélant des failles qui font le lit d’une loi beaucoup plus directive et intrusive, et donc liberticide.

Ce cercle vicieux sécuritaire de l’hospitalisation psychiatrique aujourd’hui est d’ailleurs renforcé par des pratiques de plus en plus coercitives, d’autant plus qu’elles sont insidieuses, comme impensées :
-  la pénurie de personnel, qui oblige les soignants à un rapport de plus en plus expéditif avec les patients, donc de plus en plus violent, d’autant plus que le contrôle informatique de leur activité leur prend de plus en plus de temps ;
-  la banalisation de la mise en chambre d’isolement et de la contention physique, qu’on protocolise et qu’on recommande même de valoriser financièrement ;
-  cette « technicisation » déshumanisante et sécuritaire des soins se perçoit encore dans la généralisation des dispositifs de « protection du travailleur isolé » (PTI, émetteurs-récepteurs qui se déclenchent automatiquement en particulier si le soignant n’est pas en position assise ou debout), dispositifs qui entérinent les réductions de personnel ;
-  la banalisation des interventions de la police : menottage des patients déposés, rondes dans l’établissement, auditions dans les services ;
-  l’édification de murs, de grillages - pour 300 000 € dans mon CHS -, décidée sans concertation, cadeau du chef de l’Etat après son discours d’Antony, pour mieux enfermer les patients et nous protéger de leur folie contagieuse ;
-  la saturation des places d’hospitalisation, qui aggrave l’état des patients attendant vainement leur tour, au risque de provoquer des passages à l’acte auto ou hétéro-agressifs, et participe donc de la montée de la violence ;
-  des pratiques administratives qui tournent à l’absurde : montage-démontage permanent d’un lit surnuméraire, interdiction aux médecins de prononcer toute nouvelle admission, fermeture autoritaire de l’entrée de l’hôpital pour que les ambulances ne puissent plus rentrer ;
-  un management par la peur de la part de l’administration hospitalière locale et centrale, Francetélécomisation de la psychiatrie publique faite d’intimidations voire de sanctions, et qui répond à la nécessité de mieux évaluer ses performances afin de courir toujours plus vite vers des objectifs quantifiés d’activité ;
-  la disparition de l’indépendance déontologique des psychiatres d’exercice public, avec la nouvelle gouvernance et la loi HPST, puisque leur nomination par le directeur d’hôpital dépendra de leur responsabilité, à savoir leur soumission à ce modèle gestionnaire du management d’entreprise privé ;
-  etc. etc.

Voici pour résumer, comment la structure même de l’hôpital psychiatrique s’est transformée en quelques années, d’un lieu d’accueil en un lieu de relégation quasi-carcéral, dont la violence et l’arbitraire mêmes se banalisent, se dénient par l’artifice de leur médicalisation et de leur technicisation. Alors forcément, quand on mesure cette dérive accélérée des pratiques dans toute sa complexité, et qu’on assiste quotidiennement,
largement démunis, au désarroi des patients et des familles, livrés à eux-mêmes et victimes, voire vecteurs malgré eux, d’une violence symbolique qui déborde de toute part, la tentation est grande de simplifier
magiquement le problème en pensant qu’il vient uniquement des patients, et que le renforcement de leur contrôle suffirait à le résoudre… C’est oublier que la pénurie croissante des moyens, des capacités d’admission comme de soignants formés et en confiance, provient directement d’une politique parfaitement déterminée de réduction des coûts, de contrôle de l’activité, de mise en concurrence des personnels entre eux… La politique sécuritaire à l’origine de ce projet de loi, découle directement d’une politique économique visant à appliquer la loi du marché dans la gestion des malades mentaux et autres déviants, et même à la faire rentrer à l’intérieur même du cerveau de chacun d’entre nous… La guerre économique menée par nos dirigeants est aussi et surtout une guerre psychologique !

Ce projet de loi, présenté comme salutaire après le torpillage volontaire ces dernières années de toute la psychiatrie de secteur humaniste qui présidait encore au bon usage de la loi de 1990 ? Une gigantesque tromperie démagogique, une propagande grossière permettant d’imposer en douceur un modèle hygiéniste de société de contrôle, « le grand renfermement » au domicile même du patient, et à l’intérieur même du psychisme de chacun d’entre nous.

Olivier Labouret
praticien hospitalier psychiatre, Union Syndicale de la Psychiatrie ; Conseil Scientifique d’Attac

dimanche 31 octobre 2010

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