C’est une drôle de chose, cet aspect du travail de secteur, qui consiste à donner un « avis psychiatrique » pour des patients hospitalisés pour des soins somatiques. S’il y a parfois d’authentiques décompensations psychiatriques dans ce contexte de personnes ayant ou non des antécédents psychiatriques, le plus souvent il s’agit d’autre chose.
Par exemple, demande d’avis psychiatrique d’une collègue d’un centre hospitalier général disposant d’une « unité transversale d’alcoologie » pour un patient hospitalisé pour « dénutrition, pancréatite chronique alcoolique » : « Patient avec consommation alcool chronique, sevré apparemment depuis 2 mois. Prise en charge nutritionnelle avec régime limité à 1200 Kcal/jour. Refus du patient à faire ce régime, prend des aliments supplémentaires en cachette, n’accepte pas le pronostic et la prise en charge de ses pathologies. PEC ? Évaluation psy pour éventuellement un traitement. Merci. »
La psychiatrie appelée en renfort pour convaincre une forte tête de se plier aux prescriptions médicales !
Il y a eu aussi cette demande d’un chirurgien de voir un homme âgé qui venait d’apprendre, quelques jours à peine après son admission dans le service, qu’il avait un cancer du colon. Le chirurgien lui indique dans la foulée de l’annonce de la nouvelle qu’il lui faudra passer un autre examen, que le patient refuse aussi sec. La demande était que je convainque cet homme qu’il fallait passer cet examen. J’ai refusé, en suggérant au chirurgien de laisser au patient une nuit qui, c’est bien connu, porte conseil, avant d’en rediscuter avec lui.
Ou ces demandes, plus souvent aux urgences, d’annoncer à une mère « fragile » la mort de son jeune fils dans un accident de moto.
Il y a aussi les demandes d’« avis psychiatrique » pour des patients qui entrent pour des pathologies somatiques mais sont dotés d’un traitement psychotrope : il s’agit de savoir pourquoi le patient prend ce traitement, s’il est encore justifié, voire lorsqu’il s’agit d’anti-dépresseurs s’il n’y a pas de risque de tentative de suicide, ou enfin de « faire le tour », c’est à dire profiter de l’hospitalisation pour faire la révision complète, et un beau dossier.
Pourquoi pas ? certes. Mais quelle est cette psychiatrie qui est utilisée pour se défausser de son humanité dans la relation du médecin avec le patient, ou comme un examen complémentaire pour l’esthétique du savoir porté aux nues ou pour « se couvrir » ?
En fait, ce pourrait être intéressant, pour le patient au premier chef, mais aussi pour les médecins, psychiatre compris, si après la consultation le médecin demandeur avait le temps d’écouter la construction que peut faire le psychiatre à partir de la demande du médecin et de l’affaire du patient. Mais c’est rarement le cas, on sent en général que le médecin demandeur, quand on a la chance de pouvoir le rencontrer après la consultation, n’attend qu’une « conduite à tenir » pratique et simple, plus qu’une réflexion partagée sur une aventure humaine. Alors je fais un compte-rendu, dactylographié pour qu’il soit lisible, répondant à la question de façon pédagogique, et précisant quel pourrait être l’apport de la psychiatrie dans l’histoire. Mais concrètement, c’est au moins une heure de travail, pour des affaires où greffer des soins psychiatriques est soit inutile, soit vain ou du luxe, dans un contexte général de manque de disponibilité pour soigner les malades mentaux.
C’est en fin de compte le problème de l’invocation de la santé mentale : en son nom, la dimension relationnelle de la pratique de la médecine -mais je crains qu’on ne puisse élargir cette assertion à la pratique de la vie en général- est rabattue sur les soignants de la psychiatrie. C’est vrai qu’il est difficile de dire où commence la maladie mentale, entre la normalité -qui n’existe pas- et la folie. C’est ce qui fait d’ailleurs les choux gras des laboratoires pharmaceutiques, qui proposent des traitement de la timidité (déjà, dans les années 1970, une publicité dans le Concours Médical vantait les mérites de l’Orap® pour traiter la timidité) et autres variations des comportements humains.
C’est vrai aussi que la relation à l’autre -le transfert, quoi- est de moins en moins au cœur de la pratique psychiatrique, faute de disponibilité, mais aussi de reconnaissance (université, autorités -haute, administratives, voire législatives-, collègues, philosophes, ...) et même de connaissance, voire de courage.