Un soir de cette semaine j’ai regardé à la télévision le film « Indigènes ». C’est avec beaucoup d’émotion que je n’ai cessé de penser à Monsieur B. Mohamed, que j’ai soigné pendant 29 ans pour ses séquelles douloureuses de blessures de guerre : il était l’un de ces « Indigènes ». La blessure la plus profonde - que je n’ai pu soulager - ce fut le mépris de l’Etat Français à son encontre, Etat qui n’a jamais, malgré ses promesses, réévalué sa misérable pension de guerre. Il travaillait encore à 77 ans. Il est mort l’année dernière, renversé par un scooter sur un trottoir de Saint Denis. Le lendemain du passage de ce film à la télévision, j’ai reçu sa femme, et nous avons longuement évoqué le souvenir de Mohamed. Elle survit à présent avec 450 € par mois.
Nous autres, soignants du premier recours (c’est comme cela que l’on dit aujourd’hui), partageons les histoires des « gens » et, à chaque consultation, tournons les pages du livre de la vie des autres. Nous-mêmes, plus ou moins présents dans ces histoires, y sommes confrontés à la vraie vie qui nous donne ainsi le privilège d’être de précieux observateurs de l’état de santé de la société. Nous pouvons sans difficultés faire le diagnostic que celle ci ne va pas bien, que le mal s’aggrave avec les inégalités sociales et toutes les injustices qui frappent les plus fragiles, comme par exemple l’impressionnante augmentation de la souffrance au travail.
Mais à quoi peuvent bien servir nos observations, nos propositions de thérapeutiques, que deviennent nos alertes, quand on constate que ceux qui ont la parole dans tous ces domaines ce sont les experts, les experts de l’analyse théorique, les jongleurs de la pensée, les manipulateurs de sondages, les journalistes de la pensée correcte et asservie et les femmes et hommes politiques qui confondent programme politique et vraie vie. Tous ces experts de la vie publique qui, tout compte fait, n’ont pas grand chose à voir avec la réalité, participent à la grande mystification de la pensée et à la castration de la pensée critique.
Les soignants devraient prendre davantage la parole, la revue Pratiques participe à cette oeuvre sociale salutaire, mais c’est insuffisant. Il est temps que nous nous exprimions haut et fort pour dire que notre rôle dans la société n’est pas d’endormir la souffrance avec nos médicaments mais de soigner les « gens » en mettant la société face à ses responsabilités. La souffrance individuelle n’est souvent que la traduction de la souffrance sociale, et le meilleur médicament actuel ne se trouve pas dans les pharmacies, mais dans la reconquête de l’action collective. Cela nous concerne tous