Protection de l’enfance : la concurrence sème la pagaille

        1. La protection de l’enfance prend en charge les enfants et les adolescents en grande difficulté. La restructuration de ces services s’est faite sans réelles négociations avec les acteurs de terrain, avec pour seul but d’en réduire le budget, ce qui a provoqué une forte mobilisation des personnels. Nous avons interrogé à ce sujet Olivier Dupuis, délégué syndical Sud à l’ASE.
  1. Un Nouveau Souffle : Pourquoi M. Gillet a-t-il décidé cette restructuration ?

Olivier Dupuis : La « nécessité » de tailler dans le budget de la Protection de l’enfance a été justifiée par M. Gillet par la nécessité pour le département de financer le RSA, l’État s’étant désengagé sans réelles compensations financières. C’est ainsi que les choses ont été présentées lors des « négociations » avec les délégations syndicales sans aucune politique réfléchie vis-à-vis de la protection des enfants. Seul l’aspect comptable et leur volonté de faire des économies les ont guidés. L’utilisation de l’argent public s’est faite en dehors de tout débat démocratique que ce soit avec les professionnels de terrain ou de la population. Un des premiers services attaqués a été la prévention spécialisée, ce qu’on appelait les éducateurs de rue, où je travaillais à l’époque. L’argument était que ce n’était pas une mission obligatoire ! Le principe de cette action éducative est d’aller à la rencontre des jeunes là où ils se trouvent, de discuter avec eux, d’essayer de les inscrire dans quelque chose qui les intéresse. Se fondre dans le décor d’un quartier, s’immerger dans une population qui t’accepte et te fait confiance. Les budgets ont été diminués, avec des licenciements et des départs. Moi je suis parti quand on nous a demandé de faire des fiches d’action et qu’on nous a imposé des axes de travail comme la radicalisation en ciblant tel ou tel jeune et groupe susceptible de se radicaliser, alors que notre démarche est globale, ne se réduit pas à un individu. Tout le côté créatif et spontané de notre travail en équipe avec les jeunes disparaissait.

Le CD négocie service par service pour cibler les économies sans aucune vue d’ensemble autour de la protection de l’enfance, çà et là, lentement mais sûrement. On est passé de la coopération avec les associations à des injonctions venues « d’en haut ». Les professionnels et les établissements ont été transformés en prestataires de services. Des appels à projet ont été lancés pour diminuer les coûts, participant au détricotage de la Protection de l’enfance et à la dégradation des prises en charge, la notion même de relation éducative n’est plus utilisée au sein des établissements.

Maintenant je travaille en AEMO, le Service d’action éducative en milieu ouvert. Ce sont des mesures qui sont ordonnées par le juge des enfants, que nous sommes chargés de mettre en œuvre avec un mandat judiciaire. Ce sont des jeunes qui sont potentiellement en danger dans leur famille.

  1. UNS : Donc là, tu vas dans une famille et tu regardes comment ça se passe…

OD : C’est ça, on discute avec les parents et les enfants et on fait un rapport au juge. Les choses sont claires. Mais là aussi le CD est en train d’introduire des modalités qui entravent la relation entre famille et éducateur. Actuellement, Le CD négocie avec L’AEMO et le DISMO (service d’AEMO renforcée) pour augmenter la charge de travail des éducateurs. Ils veulent introduire ce qu’ils appellent « la pondération ». Ce principe attribue un « prix » à l’enfant, c’est ignoble ! Quand on intervient dans une famille, un enfant vaut pour un, si on s’occupe d’un autre enfant de cette famille, celui-­là vaut un demi. Ils considèrent que tu as moins de déplacements, donc cela coûte moins cher et comme cela les éducateurs au lieu de suivre 27 enfants, ils vont en suivre 40. Ils diminuent ainsi les moyens tout en augmentant la charge de travail des professionnels.

  1. UNS : Et cette histoire d’appel à projet ?

OD : Ils mettent les établissements en concurrence, après les avoir transformés en opérateurs de service. Sur les hébergements, les éducateurs perdent en qualité et en confort de travail. Leur hiérarchie est soumise elle aussi à beaucoup de pressions sans aucune vue d’ensemble, entre autres du bien-­être des enfants, le CD n’a qu’une seule chose en tête : les coupes budgétaires. La nature même de l’activité est dévoyée. Notre travail n’a plus de sens et il devient de plus en plus difficile d’établir des relations de confiance avec les familles et les enfants.

La situation s’est dégradée à partir de la loi de 2002, qui a introduit la notion de consumérisme avec le terme d’usagers en lieu et place de jeunes et familles. Cela a transformé la relation entre la Protection de l’enfance et les familles dont les enfants étaient accueillis. Les parents doivent s’adresser à des prestataires de services comme s’ils allaient à la Poste !

De procédures en procédures, on demande désormais aux éducateurs de participer à des enquêtes de satisfaction sur notre travail, ce qui n’a rien à voir avec notre métier et ce qui parasite la relation éducative.

En plus les établissements sont tenus de faire réaliser par des agences privées des évaluations internes tous les 5 ans et externes tous les 7 ans. Ces évaluations vont au CD et à l’ARS (l’Agence régionale de santé). C’est autour de 10 000 € l’évaluation que l’établissement doit financer lui-­même. On fait face à une réelle manipulation de la relation entre les professionnels et les familles dont ils s’occupent.

  1. UNS : Que se passe-t-il au niveau syndical ?

OD : Moi je trouve que l’on tourne en rond, je vais démissionner de mon poste de délégué syndical, j’ai l’impression que l’on ne peut plus rien défendre parce qu’il n’y a pas de réflexion ni d’implication globale des salariés.

  1. UNS : Une sorte de résignation des gens ?

OD : Oui c’est triste, moi j’ai besoin de réfléchir collectivement sur l’aspect politique, de faire le lien entre ce qui m’arrive au boulot et les politiques d’austérité, les politiques libérales. Ce discours n’est pas suffisamment porté auprès des salariés, chacun se bat dans son propre service mais sans réflexion collective. J’ai été particulièrement touché par la question de l’accueil des mineurs étrangers non accompagnés. Au lieu d’intégrer ces jeunes aux structures existantes pour qu’ils rencontrent d’autres jeunes de leur âge, le CD a fait un appel à projet spécifique. Résultat un dispositif à part a été créé pour un accueil à moindre coût, un mineur étranger « coûte » moitié moins cher qu’un mineur du territoire national, C’est terrible, mais ça ne mobilise pas.

  1. UNS : Quelles sont les autres associations actuellement mises en concurrence ?

OD : Ce sont « Les apprentis d’Auteuil » et « SOS villages d’enfants ». Pour cette dernière association, plusieurs enfants sont regroupés dans une maison avec une « Maman SOS » qui n’a pas de formation d’éducatrice et qui est en permanence avec ces enfants avec très peu de périodes de repos. Il s’agit d’une réelle déqualification de nos missions. Le CD en faisant appel à ces associations se place dans une démarche charitable à moindre coût, pas une démarche de solidarité ni de service public. La personne se trouve seule, face à une forte charge affective sans pouvoir élaborer professionnellement ce lien.

Avec les Appels à projets, des jeunes se sont trouvés en grande difficulté, voire en détresse, entraînant certains passages à l’acte. La rupture avec leurs anciens éducateurs a été extrêmement brutale avec ces changements contraints

Les prises en charge sont maintenant uniformisées, alors qu’avant elles pouvaient être spécifiques, par exemple pour des enfants avec des troubles psychiatriques se retrouvent dispatchées dans plusieurs établissements. Tout ce que les professionnels avaient élaboré au fur et à mesure des années, c’est tout cassé ! On a perdu toute cette part de créativité qui fait le sens et la responsabilité de nos métiers.

  1. UNS : Quelles vont être les répercussions à venir sur les enfants ?

OD : La perte de prise en charge par la solidarité nationale des publics en difficulté se solde par une diminution des moyens et une qualité moindre des accompagnements.
Les parents en difficulté vont se retrouver avec leurs jeunes sur les bras. Une manière de leur dire : « débrouillez­-vous parce que mine de rien vous êtes quand même un peu responsable de ce qui vous arrive. » Et pourtant on sait que près de la moitié des enfants confiés à l’AEMO, ont des parents présentant des troubles psychiques. C’est là qu’il ne faut pas confondre charité et solidarité, bénévoles et professionnels.


Article publié dans Un nouveau souffle, le journal insoumis d’Angers et autour, n° 1 Automne 2018


Les différentes structures de la protection de l’enfance
• La prévention spécialisée (éducateurs de rue).
• Le service d’Action Éducative en Milieu Ouvert (AEMO)
• Les associations spécialisées assurant l’hébergement des enfants
Le financement de l’aide sociale à l’enfance (ASE), est assuré par le Conseil départemental (CD) actuellement présidé par Christian Gillet, ancien médecin généraliste.


mercredi 20 mars 2019

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