Promenade n° 3 dans les jardins de la psychiatrie (post-)moderne

J’ai commencé aujourd’hui une série de promenades dans le DSM V… non, le DSM 5, puisqu’il y a eu abandon du chiffre romain entre la 4e édition revisitée et la 5e. L’édition française vient de paraître en 2015, 2 ans après l’édition originale américaine : DSM 5 Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux, sous la coordination générale de la traduction française de Marc-Antoine Crocq et Julien Daniel Guelfi, Masson, Paris, 2015.

Un comité de direction de 5 membres, 52 traducteurs et 2 psychiatres canadiens ont été nécessaires pour « Traduire plutôt qu’adapter » et « respecter le style américain et ses répétitions ».

Le mot répété, dans cet ouvrage de plus de 1 100 pages, est le mot Disorder, traduit par Trouble, dont l’accumulation donne à toute promenade dans l’ouvrage une impression faite d’étrangeté obsessionnelle. Il n’est certes pas nouveau que les maladies mentales, la folie, soient supposées cause de désordres, de troubles, ni que les malades mentaux soient vus comme des fauteurs de troubles…

L’entrée dans cette forêt des désordres est entrée paradoxale dans une sorte d’hyper-ordre : répétition Trouble – Trouble – Trouble et systématisation mathématique des codes d’une part ; mais jeu désordonné de la codification. Je descends une pente boisée le long d’une litanie de 296, et apparaît un 301, suivi d’un 293, avant de retrouver les 296, qui franchissent un fossé catégoriel entre le bois « Trouble bipolaire » et le bois « Trouble dépressif ».

Mais ressortons un instant vers l’orée de la forêt, dans cet « Avant-propos » où les traducteurs précisent « qu’il existe assurément de nombreux risques de mésusage du DSM et qu’il est nécessaire de dénoncer ceux-ci ». Cette forêt, me prévient-on, n’est pas sans danger, même si son utilisation est « préférable au boycott », sous condition d’y associer d’autres classifications, notamment la CIM 10e ou 11e édition (Classification Internationale des Maladies, de l’Organisation Mondiale de la Santé). Là, je marque un temps d’arrêt avant d’entrer de nouveau dans la forêt. À chaque code DSM est associé entre parenthèses un code présenté comme correspondant CIM. Mais alors à quoi sert de les associer ? En quoi est-ce une différence si c’est une homologie ? Bateson disait qu’une information, c’est une différence qui fait la différence ! Pas de différence, pas d’information !

Je m’étais très peu promené dans les éditions successives du Manuel de Diagnostics et de Statistiques des Troubles Mentaux, considérant qu’il ne s’agissait que d’un outil de codage, qui m’était inutile car je n’entrais dans la machinerie informatique de mon hôpital qu’un seul code que j’avais appris, pour tous les patients rencontrés : Z00.4, dont la traduction littérale serait « Pas de Diagnostic » ou « Entretien avec un psychiatre », selon les sources.

Il était donc temps, devant le Buzz autour du DSM 5, avec encensement ou opprobre, y compris par des concepteurs de précédentes éditions (Frances Allen, par exemple), dans la mesure où ma relative retraite me dispense de codage, d’aller m’y promener.

Un panneau posé à la sortie de la forêt (4e de couverture) augmente mon sentiment de paradoxe, car « une attention particulière est portée aux dimensions symptomatiques ». Étrange puisque bon nombre d’entités sont des symptômes : Par exemple, tout près de l’entrée « Handicap intellectuel léger » (arbre 317), ou, plus loin « Mouvement stéréotypé » (arbre 307.3) ou « Obsession d’une dysmorphie corporelle » (300.7), « Insomnie » (307.42).

Dans cette forêt, les gros troncs, à plusieurs branches porteuses comme « Schizophrénie » (295.90), côtoient de fins arbustes comme « Crainte excessive d’avoir une maladie ».

Un autre panneau, lui à l’entrée « Classification du DSM 5 » m’indique qu’il s’agit de codes, dont l’usage prescrit est un enregistrement de données numérisées. Aussi, le nom qui suit le code peut induire un mésusage : croire qu’il s’agit du nom d’une Affection, d’une Maladie, d’un Trouble justement. Mais l’usage correct est, conformément à Lewis Caroll, de penser que c’est le nom du nom, c’est-à-dire le nom du code.

Lors de cette première promenade, d’autres choses m’ont frappé.

Tout d’abord la disparition d’un vaste ensemble « Troubles habituellement diagnostiqués pendant la première enfance, la deuxième enfance ou l’adolescence », des éditions précédentes, remplacé par « Troubles neuro-développementaux ». Ah ! Tiens ! Je croyais, naïvement, que les DSM étaient athéoriques, ne se prononçaient pas sur l’étiologie… Mais «  NEURO-DEVELOPPEMENTAL  » ! Le loup sortirait-il du bois ? Les certitudes sur l’origine des espèces d’arbres se dévoileraient-elles ? La présence persistante dans la sous-catégorie « Trouble du Spectre de l’autisme » (qui remplace « Trouble Envahissant du Développement ») du Syndrome de Rett, qui comporte une décélération de la croissance crânienne, organique donc, semble certifier l’organicité de l’ensemble de la catégorie, et confirmer : Neuro-développemental !

Plus généralement, la disparition de la référence catégorielle à l’enfance et l’adolescence a-t-elle un lien avec les discussions actuelles sur l’utilisation des médicaments psychotropes sur des sujets de plus en plus jeunes, qu’il s’agisse de neuroleptiques, de dits régulateurs de l’humeur, ou d’antidépresseurs ?

On étouffe un peu, dans cette forêt, surtout si on a été élevé en plein champ des nosographies des Ey, Ajurriaguera, Freud…

C’est qu’il n’y a pas de narration, mais une pseudo-logique binaire non narrative. Un herbier, une classification des espèces zoologiques, le traité de psychiatrie de Henri Ey, sont parcourus d’un fil narratif, explicite ou implicite. Ici, point d’intention narrative, donc reliante, qui produirait une compréhension, une intelligence chez le lecteur.

« Nous n’avons pas l’impression que l’emploi de la classification américaine nous empêche de penser la psychopathologie » disent les traducteurs français dans l’avant-propos. Certes, si c’était uniquement un outil de compilation de données numériques organisant des big data tautologiques ! Même si on retrouverait alors les dangers de ces empilements non anonymes, désignatifs, bientôt interconnectés par la magie des Groupements Hospitaliers de Territoire de la réforme dite Loi de Modernisation de la Santé en cours.

Mais ce n’est pas que cela. Ce que l’avant-propos énonce comme mésusage est devenu l’usage normé et normatif régnant, bien souvent sans partage, dans les enseignements, les formations, les recherches. C’est une Bible, dit-on ! Mais une bible sans narration !

Bon, il faudra tout de même que j’y retourne, par exemple dans les bois « Spectre de la schizophrénie et autres troubles psychotiques » et « Troubles bipolaires et apparentés ». Pour cela (Courage !), il me faudra promener aussi dans quelques avatars antérieurs. Mais je tiendrai compte de l’avertissement de l’avant-propos : terrain dangereux. Et, conscient du danger de mes usages, je m’armerai d’« Aimez-vous le DSM ? » de Stuart Kirk et Herb Kutchniss dans une main, et du « Manifeste pour en finir avec le carcan du DSM » dans l’autre.

lundi 16 mai 2016, par Alain Chabert

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