Océane voulait vivre !

Océane K. vient de s’éteindre à 35 ans d’un lymphome malin hodgkinien qui avait envahi progressivement ses ganglions lymphatiques, son foie, sa rate, son médiastin et ses méninges.
Elle avait d’abord lutté contre cette maladie dans son pays d’origine avec des moyens qui semblaient adaptés avec de la chimiothérapie et de la radiothérapie. Mais sa maladie avait rechuté une fois, deux fois, malgré de nouveaux protocoles. Elle avait alors décidé de venir en France pour se faire soigner. Son mari l’avait accompagné ; par contre les trois enfants étaient restés avec la grand-mère.

J’ai fait sa connaissance en 2011. Avec son mari, elle était hébergée en Centre d’Accueil pour Demandeur d’Asile (CADA). Elle venait de reprendre les soins d’hémato-oncologie et avait besoin d’un médecin traitant. L’équipe spécialisée avait décidé d’initier une troisième ligne de chimiothérapie mais ils lui avaient annoncé que ce protocole n’avait pas de capacité de la guérir ; au mieux pouvait-il stabiliser un temps la maladie et la soulager. À ce titre un accompagnement par le réseau de soins palliatifs avait été décidé.

La première rencontre avait été difficile. Elle était fatiguée deux jours après sa chimiothérapie. J’arrivais en même temps que l’équipe d’appui (médecin et infirmière) du Réseau que je connaissais bien. Elle souffrait d’une névralgie cervico-brachiale due à la compression du plexus par les ganglions volumineux au niveau du cou. Je lui avais prescrit un traitement antalgique morphinique oral. Nous étions limités pour discuter avec elle du fait de la barrière linguistique. Elle ne comprenait pas le français, nous ne comprenions pas sa langue et nous arrivions à peine à échanger en russe. Il fut décidé pour la prochaine fois qu’une interprète nous aiderait.

La présence d’une interprète la fois suivante fut utile pour une bonne transmission des informations notamment sur ses droits mais celle-ci n’avait pas d’expérience particulière dans l’interprétariat en santé. Il fut compliqué pour elle d’aborder les questions relatives à l’intime, à la mort et à ses émotions qui exprimaient à la fois l’incompréhension, le doute puis la colère et le désespoir. Nous lui avions rappelé le caractère palliatif de la chimiothérapie et ce que cela impliquait. Elle nous avait répondu : « J’en ai rien à faire, je veux vivre ! ».

Compte tenu de sa détresse, il fut proposé à Océane de rencontrer une psychologue russophone. Son mari m’expliquait plus tard qu’elle y allait régulièrement et qu’elle pleurait beaucoup. J’avais quand même l’impression que cela l’aidait…

La situation médicale étant temporairement stable, c’est une autre difficulté qui allait émerger un an plus tard. M. et Mme K. m’annonçaient que leurs enfants allaient bientôt les rejoindre et que le studio de 20 m2 ne serait pas adapté pour une famille de 5. L’accompagnement social du réseau en coordination avec le CADA trouva rapidement une solution en faisant appel à une autre structure pour demandeur d’asile disposant d’appartement. L’arrivée des enfants se fit l’été et permit une scolarisation à la rentrée en classe de primo-arrivants. L’appartement qui avait été initialement source de joie pour retrouver ses enfants allait progressivement être synonyme d’angoisse et d’exclusion. La période d’adaptation de l’été avait été calme mais se trouvant dans un grand ensemble d’un quartier dit difficile, les enfants furent exposés à des événements violents avec des coups de feu entendus et des voitures brûlées. Enfin l’appartement n’était pas accessible à un fauteuil roulant et comme après chaque chimiothérapie la marche était difficile du fait de l’altération de l’état général il fallut que je fasse des bons de transport en ambulance pour pouvoir monter ou descendre les 2 étages jusqu’à l’ascenseur. Les internes du service d’hématologie ne pouvaient pas comprendre qu’un VSL [1] n’était pas suffisant.

Cette situation semblait devoir durer. Il fut décidé Compte tenu de la moindre nécessité de soutien à ce moment-là, que le réseau de soins palliatifs se retirerait de l’accompagnement. Il n’y aurait pas non plus d’autre possibilité de logement, on devrait faire avec. Les conditions de vie étaient malgré tout précaires. J’étais parfois sollicité pour des prescriptions médicamenteuses, parfois pour des certificats dont les travailleurs sociaux avaient besoin pour instruire des demandes d’aides extralégales auprès du Conseil Général ou de La Ligue pour une aide alimentaire exceptionnelle. Les démarches les plus compliquées pour moi furent de rédiger des certificats pour que la famille puisse bénéficier d’un titre de séjour pour étranger malade. Ce fut long et cela nécessita que M. K. se rende en région parisienne à l’OFPRA  [2]. Après plus d’un an d’attente, le sésame arriva enfin. Un titre de séjour avec autorisation de travailler pour Océane, par contre pas de droit au travail pour M. K ! Une nouvelle source de désespoir pour la famille…

L’accalmie des symptômes ne pouvait pas durer. Océane était de plus en plus fatiguée puis des complications de son traitement se manifestèrent : des infections opportunistes comme une varicelle puis un zona ophtalmique. On fit venir un infirmier pour les perfusions, une kinésithérapeute pour les massages antalgiques. Puis des infections bactériennes de plus en plus graves se succédèrent avec la nécessité de recourir à des antibiotiques hospitaliers que nous pûmes lui faire à la maison avec l’aide du service d’hospitalisation à domicile. Un calcul nécessita la pose d’une sonde double J entre le rein et la vessie pour empêcher l’obstruction des voies urinaires. Ensuite la fièvre s’installa pratiquement tous les jours. Pour Océane cela ne pouvait être qu’à cause de la sonde, ne voulant pas admettre que sa maladie progressait inexorablement.

Je l’ai revu une dernière fois à son domicile dans ce contexte, alitée, douloureuse, fébrile, elle souhaitait qu’on lui enlève cette sonde même si cela constituait un risque important eut égard à son état général, mais elle acceptait de prendre le risque.

C’est à mon retour de congé que j’apprenais de sa psychologue qu’Océane était décédée dans le service de soins palliatifs et qu’elle devait être inhumée le jour même. Nous nous remémorions le parcours héroïque de cette patiente hors norme et nous nous inquiétions du devenir de la famille qui risquait de ne pas pouvoir garder l’appartement voir de ne pas avoir de renouvellement du titre de séjour…

Malgré l’océan d’incompréhension qui avait occupé nos entretiens, Océane m’avait dit avant que je la quitte : « Vous au moins Docteur, vous me comprenez ».

mardi 12 mai 2015, par Docteur S.


[1Véhicule sanitaire léger qui avec un seul transporteur ne permet pas le brancardage

[2Office français de protection des réfugiés et apatrides

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