Je me suis demandé comment donner au plus grand nombre l’envie de lire ce livre génial sans être ni trop insistant, ni pesamment didactique. Dois-je avouer que je l’ai lu (et relu pour vous) en fredonnant le tube de Francis Cabrel intitulé Sarbacane, écoutant en boucle le disque éponyme de 1987 ? Ce qui a inspiré mais aussi perturbé un peu la rédaction de ma note de lecture. Il est certain que Francis Cabrel est un auteur rarement cité dans la revue et assez peu attendu sur le sujet de la maternité, maternitude, maternalité, je ne sais pas comment dire... bref du « devenir maman ». Il a pourtant écrit en 2015 une très belle chanson, Les tours gratuits, la nostalgie du père qui voit ses enfants grandir si vite. J’ai compris qu’il accompagnait en fond sonore « mes années 1980-2000 », celles où la perte de mes parents se conjuguait avec l’envol de mes filles devenues grandes adolescentes... La fuite du temps et la relève des générations ! La naissance n’est-elle pas la concrétisation de cette relève et l’occasion pour la jeune primipare « d’égaliser » (si on peut dire) sa propre mère. Et c’était aussi professionnellement le virage insensible de mon activité de pédiatre vers une prise en compte assumée, revendiquée de la psyché à côté de celle du soma. Cause ou conséquence : une multitude de formations, de lectures, de fréquentation de plusieurs groupes d’inspiration Balint. J’ai aussi rencontré Françoise Dolto à la Maison Verte. À Bobigny, au premier rang du cours de Psychopathologie du nourrisson, j’ai ramassé les feuillets de Serge Lebovici et bu ses paroles. Par contre, je n’ai jamais sauté à l’élastique dans le Vercors... Bref, maintenant parvenu à l’âge des bilans, des rangements, des transmissions, je croyais tout savoir...
Ça commence par le leitmotiv de la guitare basse que rejoint bientôt la batterie :
« On croyait savoir tout sur l’amour [la maternité]/ Depuis toujours »
En fait me manquait (manquera) toujours la connaissance corporalisée de la plénitude de l’abdomen, de la douleur de l’enfantement, de la congestion des seins gonflés par la montée de lait, ce que Monique Bydlowski sait parfaitement faire ressentir dans ces vignettes cliniques. Il faut donc être femme et mère pour savoir s’aventurer dans ce « continent noir » sans gros sabots de laboureurs mâles et freudiens. Monique Bydlowski l’a parcouru pendant une trentaine d’années. Formée à la rigueur de la séméiologie neurologique avec Raymond Garcin, elle rencontre, elle aussi, Serge Lebovici qui l’initie à la psychiatrie communautaire et à la thérapie familiale : elle comprend ainsi auprès des malades mentaux que l’histoire du « malade désigné » commence au berceau. En 1988, elle va travailler dans le service du Pr Papiernick à l’hôpital Antoine Béclère de Clamart où elle côtoie René Frydman et Jacques Testard, les « parents médiatiques » d’Amandine. Elle y restera trente ans ! Tel un étudiant étranger, elle assiste en binôme aux consultations des gynécologues. À ce titre, elle peut proposer de courtes prises en charge aux femmes (puis aux couples) et initier les soignants du service à une psychopathologie périnatale alors embryonnaire. Elle joue selon ses propres termes le rôle de « paratonnerre vis-à-vis de l’angoisse des soignants ».
« Nos [le] corps par cœur »
Monique Bydlowski a la rigueur sémiologique de la clinicienne, la précision de l’épidémiologiste avec en plus le besoin de comprendre, de se faire comprendre et de faire des liens. Elle connaît le corps « par cœur », les urgences obstétricales absolues que sont la rupture utérine (0,05 % des grossesses) et l’hématome rétro placentaire (0,5 %). Elle en relativise la fréquence en la comparant avec celle de la dépression sévère du post-partum qui, concernant plus de 10 % des accouchées, demeure pourtant massivement ignorée... De même, la grossesse méconnue à plus de 3 mois concerne 0,5 % des grossesses ce qui est notable et pourtant négligé.
Je ne connaissais pas non plus le poids de la « procrastination » comme la première cause de recours à la procréation médicale assistée (PMA). Avec l’âge, il y a une diminution progressive du stock des ovocytes avec des variations notables d’une femme à l’autre. En France, l’âge médian de la première grossesse est désormais de 31 ans alors que le pic de fécondité de la femme se situerait entre 18 et 28 ans. Il est curieux que les mots procréer et procrastiner aient un début identique ! Et une tout autre signification de projection vers l’avenir. Il est significatif que cet aspect physiologique soit ignoré du plus grand nombre, comme si le projet d’enfant n’était qu’un point d’orgue à l’accomplissement narcissique du couple et à la réalisation de la carrière professionnelle toujours entravée de la femme. Confusion sémantique persistante entre le désir et la programmation ! Ce distinguo n’atténue en rien la souffrance des femmes se ressentant « stériles » et cette souffrance, Monique Bydlowski nous la décrit avec une grande empathie et nous en montre toutes les variations comme autant de formes cliniques.
« Et nos (les) cœurs au chaud dans le velours »
La psyché féminine connaît une transformation radicale durant cette période bien particulière qu’est la grossesse faite à la fois de transparence psychique, d’élévation de l’âme et de la fragilité qui en résulte. Seul l’état amoureux peut se révéler aussi envahissant mais cette fois-ci l’objet d’amour est à l’intérieur de la femme enceinte. Il devient presque aisé grâce à Monique Bydlowski, d’en comprendre les tenants (l’enfant rêvé par la petite fille) et les aboutissants (érotisation de la grossesse et sexualisation de la naissance). Le velours n’est d’ailleurs pas forcément de couleur rose ou bleue : il peut être gris, voire noir. Souvent les fantasmes mis sous le boisseau, les antécédents traumatiques de la petite enfance, les mandats transgénérationnels vont remonter à la surface du conscient de la future mère. C’est pour elle autant de dettes à régler sous peine de les voir fondre sur le berceau, tels des oiseaux de proie sous la forme de projections massives d’autant plus redoutables pour le bébé sans défense, qu’elles ne sont ni mentalisées ni partagées. C’est tout l’intérêt thérapeutique voire préventif des rencontres qu’elle a faites avec les futures mères (les futurs parents).
« Puis tu es venue, bout de femme, comme soufflée d’une sarbacane »
Là, le texte de Francis Cabrel est à nuancer car pouvant paraître par trop désinvolte et surtout machiste. L’épopée du rock est précisément marquée par le machisme et la désinvolture. Cabrel dit s’être inspiré pour cette chanson de Cargo culte, un texte de Serge Gainsbourg. Ce dernier y décrit les Papous de Nouvelle Guinée tirant à la sarbacane les avions-cargos des Blancs pour en récupérer le fret. Cette manifestation de magie, de « toute puissance » des indigènes est prêtée par des Européens en écho à celle bien réelle des dominants. Elle tire probablement son origine des pertes aériennes importantes de la guerre du Pacifique (1941-1945). Mais si la consultation en binôme (médecin-psychologue) fonctionne, et Monique Bydlowski nous dit qu’elle fonctionne souvent, ce n’est pas (seulement) par l’effet d’une instance quasi magique (le transfert) ni d’ailleurs par le modèle du couple idéalisé : « Papa recoud (la paroi abdominale) et Maman console (au lit de l’accouchée) » ! On peut imaginer que la démarche de pionniers de Monique Bydlowski et d’Émile Papiernick ait pu être critiquée dans les premiers temps par ceux parmi les soignants qui se satisfaisaient du clivage psyché/soma. Mais Monique Bydlowski a tenu bon, écuyère douée, un pied sur chacun des deux chevaux Corps et Esprit (cf. DW Winnicott, La maladie psychosomatique dans ses aspects positifs et négatifs, 1964). Elle nous donne aujourd’hui le fruit de l’expérience de ses trois décades prodigieuses : « ce livre m’a faite autant que je l’ai fait » écrit-elle paraphrasant Montaigne. On est effectivement très loin du jet de sarbacane, de l’opinion préfabriquée, celle de la dernière pluie, de l’homme providentiel et des chaînes d’information continue. Monique Bydlowski n’a pas surgi toute armée de la cuisse de Serge Lebovici, son père spirituel auquel elle rend un hommage appuyé.
« Pas besoin de phrases ni de longs discours »
Devenir mère n’est pas une brique indigeste, mais un livre très bien construit, un excellent manuel de psychosomatique obstétricale, mais surtout un régal dans la forme ! Je voudrais insister sur la concision, la précision, la fluidité du style et des métaphores. Ces dernières sont issues d’une profonde culture qui irrigue et enrichit l’ensemble du texte de très nombreuses références historiques, littéraires et artistiques lui donnant ainsi une extraordinaire résonance personnelle et clinique. Car un bon livre est un livre qui résonne en notre affectif et raisonne en notre cognitif. Je ne donnerai que deux exemples : j’avais oublié la Visitation racontée par Luc, c’est-à-dire la grossesse inespérée d’Élisabeth (la mère de Jean-Baptiste) âgée et prétendument stérile, littéralement « révélée » à 6 mois (!) par la visite inopinée de sa cousine Marie mère de Jésus. Je méconnaissais le regard « pathétique » des Vierges de la Renaissance Italienne, regard oblique dirigé vers le « bébé de l’intérieur » c’est-à-dire la petite fille qu’elles ont été. « Sur ses genoux, elle tient l’enfant réel mais reste captive de celui d’autrefois dont elle attend la renaissance ».
Monique Bydlowski déconstruit les « mots-valises ». Par exemple, elle préfère le terme d’infertilité à celui de stérilité et éclaire très bien des termes un peu complexes, source de confusion : traumas et traumatismes, filiation et affiliation, mère amatride, c’est-à-dire privée de référence maternelle originaire... Très peu d’acronymes, toujours explicités. Très peu de répétitions toujours signalées, jamais redondantes, un peu comme la reprise musicale de thèmes qui lui sont chers : la nécessaire « identification » (de/à) la « mère faible » du début de sa vieet non à celle « toute puissante » de son adolescence, « la transparence psychique »... Aucune condescendance, aucune grandiloquence. Ce livre se laisse découvrir avec plaisir et j’avoue n’avoir lu son sous-titre qu’à la toute fin et encore par hasard. Il est pourtant explicite « à l’ombre de la mémoire non consciente ». Tout y est dit et il faudrait en analyser chaque terme : l’ombre de la grand-mère maternelle, l’ombre du placenta, mais aussi le velours noir des deuils non faits et des mandats transgénérationnels refusés mais impitoyablement représentés ; toute une comptabilité opaque que grossesse et naissance vont permettre d’approcher. Peu importe la localisation corticale précise de cette mémoire implicite revisitée, on se réjouira si la neuropsychologie en vient à confirmer les intuitions de Selma Freiberg (Fantômes dans les chambres d’enfant, 1996)
« Ça change tout dedans, ça change tout autour »
La grossesseest un bouleversement somatopsychique : les hormones en sont les agents biologiques indiscutables mais la femme en est le réceptacle actif : son histoire et sa pré-histoire lui reviennent en tête avec une certaine violence « comme soufflée d’une sarbacane »...Qu’en faire ? Qu’en dire ?Où sont les oreilles disposées et formées à les entendre ? Quels lieux pour les accueillir ? Quelle prise en compte de la dimension irrationnelle et subjective de la relation médecin-patient ? Quelle formation pour les étudiants en médecine et les futures sages-femmes ? Comment prévenir les décompensations maternelles préoccupantes, la fuite des pères, le déni de grossesse, le néonaticide (infanticide néonatal) ? Comme l’écrit Monique Bydlowsky : « Expérience subjective, la grossesse a toujours besoin de la parole et singulièrement de celle d’un(e) autre, moins pour être partagée que pour être reconnue et devenir une expérience humanisante ».
Quelles barrières éthiques pour les dernières innovations scientifiques sorties de la boîte de Pandore de la PMA : dons d’ovocytes et gestation pour autrui en attendant mieux ou plutôt pire : l’utérus artificiel... une couveuse pour petits poussins non encore éclos ? Monique Bydlowski décrit très bien le processus diachronique des changements sociétaux en France et dans les pays voisins : on pourrait dire que « tout change autour », c’est-à-dire la société et les lois qui la régissent. Peut-on dire que l’on a une « certaine chance » dans l’hexagone de pouvoir résister et se situer en décalage vis-à-vis d’autres sociétés néolibérales qui prônent dès à présent la marchandisation des ovocytes et la rémunération des mères porteuses mercenaires ? Monique Bydlowski réaffirme avec force que le bébé n’est pas un objet ni un organe et que la gestation pour autrui (GPA) n’est pas un don altruiste dénué d’arrières pensées mais souvent une opération financière. Ces situations n’ont d’ailleurs pas fait l’objet d’études sérieuses sur le devenir psychologique des enfants, des « donneuses » ni d’ailleurs des « receveuses ». Elles perturbent de façon radicale la filiation au niveau maternel (le mater certa) avec le risque d’« hypermaternité », de dépréciation de la receveuse et si l’anonymat est levé celui de « toute puissance de la donneuse » qui vient alors prendre la place de la grand-mère maternelle...
« Pourvu que tu ne t’éloignes pas plus loin qu’un jet de sarbacane »
Gardez ce livre accessible dans votre bibliothèque, relisez-le, prêtez-le, rendez son étude obligatoire dans le cursus des étudiants en médecine et sages-femmes !
Pour ceux ou celles que mon résumé a déroutés, ceux ou celles qui n’aiment ni le rythme binaire du rock ni le texte parfois minimaliste de Francis Cabrel (dans lequel « amour » rime avec « toujours »), j’ai prévu de dérouler le plan de Devenir mère. Il vous montrera que Monique Bydlowski a été sinon exhaustive, du moins systématique et ordonnée dans son propos.
Avant-propos : La maternité, berceau de l’humain
Première partie : De la grossesse aux premiers liens : un cheminement intérieur
Chapitre 1 : Mère et père : deux destins
Chapitre 2 : Brève histoire de l’histoire humaine
Chapitre 3 : Quand l’inconscient piège le projet d’enfant
Chapitre 4 : Grossesse et transparence psychique : le regard de la Madone
Chapitre 5 : Les liens premiers
Chapitre 6 : Transmissions involontaires
Deuxième partie : Les malheurs des mères
Chapitre 1 : Désordres et imprévisibilités psychiques : le chaos de l’après- naissance
Chapitre 2 : La mort saisitle vif : le deuil infini des maternités sans enfant
Chapitre 3 : Quand la grossesse est méconnue
Chapitre 4 : le drame de l’infanticide néonatal
Troisième partie : L’infertilité féminine au XXIe siècle
Chapitre 1 : L’enjeu de la filiation féminine
Chapitre 2 : A l’écoute des femmes souffrant d’infertilité
Chapitre 3 : Les maternités nouvelles
Conclure : Vers une philosophie de la naissance
Monique Bydlowski conclut son livre en citantAlbert Camus : « un homme ça s’empêche » et plaide pour une éthique de la naissance qui implique des limites humanistes aux libertés individuelles. Je ne peux qu’en être d’accord...
Je voudrais pour finir mais sans esprit de polémique, évoquer un petit livre très différent, sorti tout récemment et qui a eu les honneurs de la Grande Table de France Culture.
Il s’agit de Si je veux de Johanna Luyssen (Grasset, 2022). Après un divorce, l’auteure âgée de 35 ans et disposant d’un bon métier (journaliste) souhaite devenir « fille mère » ou plutôt « mère célibataire » par choix. Johanna Luyssen prétend qu’elle voulait ainsi rejoindre l’expérience quelque peu différente car subie de son arrière-grand-mère maternelle qui connut un tout autre environnement social. Dans cette aventure, il y a bien sûr eu un « donneur » mais pas de « père » souligne-t-elle. On comprend bien les revendications personnelles et politiques de l’auteure. Elle prône une égalité d’accès aux banques de sperme et aux ovocytes congelés des femmes célibataires par rapport aux couples homo et hétérosexuels et dit avoir envisagé avec confiance le recours à la GPA. Le livre (jusque dans son titre) se veut clairement dans la lignée de Simone de Beauvoir et du mouvement féministe impliqué dans la légalisation de la contraception et de l’avortement. Johanna Luyssen s’y réfère pour demander (exiger ?) un enfant quand elle sera « prête » à l’accueillir. C’est faire fi de l’horloge biologique, elle compte sur le progrès scientifique pour pallier la procrastination. Faut-il que la PMA prenne en charge de telles demandes ? Même si Johanna Luyssen récuse totalement pour ce qui la concerne une problématique narcissique, on est clairement dans un champ très différent de celui labouré par Monique Bydlowski !
Monique Bydlowski, Devenir mère, Éditions Odile Jacob, novembre 2020.