Présenté. par Martine Veillet ; préf. De Marc Ferro
Pocket, 2010
En août 1914, Louis Maufrais s’apprête à passer l’internat quand il est mobilisé puis, après ses classes, envoyé sur le front comme médecin, et, en mars 1918, comme chirurgien assistant d’ambulance. Il sera de toutes les batailles : en Argonne, en Champagne, près de Verdun, en Lorraine, en Somme…
Pendant ses presque cinq années de guerre, il prend des notes dans de petits carnets qui l’accompagnent partout, fait des photographies qu’il développe lui-même sur place (« J’utilisais deux vieux quarts, un pour l’hyposulfite, l’autre pour le révélateur, et je me servais de ma lampe de poche dans laquelle j’avais intercalé un papier rouge »).
Revenu à la vie civile, il exerce comme médecin généraliste à St Mandé pendant 40 ans, se réservant d’écrire son livre sur la guerre plus tard. Devenu âgé, rattrapé par la cataracte, presqu’aveugle, c’est avec l’assistance de sa femme qu’il enregistre seize cassettes audio de 90 minutes chacune, dont il donne, peu de temps avant sa mort, un jeu à chacun de ses trois enfants. Lesquels, trop émus d’entendre la voix de leur père, et peut-être aussi déjà lassés des récits que Louis Maufrais faisait de la guerre qui l’avait tant marqué, mettent les cassettes de côté.
C’est à la petite fille de L. Maufrais, Martine Veillet, que nous devons l’édition de ce témoignage exceptionnel, c’est elle qui a rouvert vingt-cinq ans plus tard le carton où était marqué « La guerre, telle que je l’ai vécue », et qui a travaillé quatre années à transcrire, rechercher l’orthographe des noms, choisir parmi les 600 photos de son grand-père, les légender, rendre vie à ces jeunes gens, beaux, jeunes, gais, quasiment tous morts entre 1915 et 1917…
Il en résulte un texte singulier.
Singulier par la rareté tout d’abord. Sur les 6 000 médecins engagés dans le service de santé, nous ne disposons tout au plus que d’une vingtaine de témoignages. « Un mutisme », nous dit Martine Veillet dans sa préface, « qui révèle leur indicible expérience de la violence faite aux soldats ».
Singulier aussi, par le regard que Louis Maufrais porte sur la guerre, dénué de tout jugement sur la responsabilité de la guerre, sur les généraux qui se succèdent au commandement suprême, sur la pertinence de leurs choix. Ce contre quoi il se bat, lui, c’est la mort qui survient n’importe quand, n’importe où, la désorganisation qui conduit à installer les postes de secours dans des endroits exposés, les obus, les Minen, les gaz, la boue, les blessures inédites, le spectacle des mourants, et celui des cadavres. Il est là pour trier, soigner et envoyer à l’arrière les blessés, français ou allemands, et il fait son boulot du mieux qu’il peut, dans des conditions les plus invraisemblables. Quitte à remettre en cause ses méthodes et ses pratiques, quand nommé chirurgien à l’arrière, il devra opérer les blessés trop hâtivement pansés.
Singulier par le ton, volontairement objectif, s’interdisant tout lyrisme, tout emportement, et de ce fait, d’autant plus efficace dans la dénonciation de la folie des hommes.
Singulier enfin par la précision hallucinante des souvenirs - les noms, les dialogues, tel blessé ou tel autre - et c’est là qu’il convient de saluer le travail scrupuleux de Martine Veillet dont les notes et têtes de chapitre enrichissent la lecture, restituant dans l’histoire générale des différentes campagnes de la guerre, les affectations successives de son grand-père.
À un moment où les tables des libraires croulent sous les ouvrages consacrés à la Grande guerre et aux poilus, celui-ci édité pour la première fois en 2008, mérite qu’on le sorte du lot et qu’on s’y attarde.