Les corps de l’usure

Madame Flora est femme de ménage dans un collège. Tous les jours elle fait le ménage de cinq classes, trois bureaux, deux couloirs, deux halls et un escalier. Le seul point d’eau se trouve au rez-de-chaussée. Elle doit donc monter ses seaux d’eau par l’escalier où les bandes antidérapantes ont été arrachées depuis longtemps. Son chariot de ménage se trouve en revanche au premier étage. Elle préfère descendre son équipement à la main. La descente du chariot par les escaliers est périlleuse et lui a déjà valu un accident de travail lorsque la totalité du chariot a basculé sur son pied droit.
Le sol est un lino usé sur lequel elle effectue un balayage humide, mais en hiver, elle doit le laver tous les jours à grande eau ; elle se sert alors d’un balai à franges, qui se manipule en effectuant des mouvements en huit sur le sol. Puis on essore les franges dans le chariot à presse en appuyant très fort de façon répétée. Ce balai à franges a été introduit il y a plusieurs années dans les services de nettoyage, où il est venu remplacer le vieux balai-brosse. _ Heureusement Madame Flora a conservé la brosse, qui lui permet, périodiquement, chaque fois que le lave-linge du collège tombe en panne, de brosser vigoureusement, et à la main, les lavettes à franges.
Madame Flora nettoie de cette façon environ 1 500 m2 tous les jours, car elle travaille dans le plus gros collège de la ville. Pour laver par terre, elle bascule les chaises sur les tables afin de libérer le sol. Vers 11 heures, elle rejoint le service de restauration où sont servis chaque jour 700 repas, elle empoigne les piles d’assiettes, met les plats en chauffe, soulève les paniers à vaisselle, puis nettoie le réfectoire à grande eau après avoir retourné une par une les chaises sur les tables. Elle alterne cette tâche avec la grosse plonge, c’est-à-dire la vaisselle des plats et casseroles diverses.
Madame Flora fait ce travail depuis vingt-cinq ans. Elle a commencé à travailler à l’âge de 16 ans comme bonne à tout faire chez des voisins. Puis elle a fabriqué des ceintures en cuir dans une petite usine de la région, à la chaîne, dans un vacarme assourdissant. Elle y est restée trois ans, a connu le chômage, puis elle a élevé trois enfants. Madame Flora ne m’a jamais dit que son métier était pénible. Lorsque je l’ai convoquée pour sa consultation, elle a demandé à changer l’heure afin de ne pas "gêner le travail". La secrétaire n’est pas parvenue à la convaincre que cette visite médicale était un droit, et qu’elle se déroulait, précisément, pendant ses heures de travail. Elle s’est montrée surprise de mes questions, et m’a dit d’un ton fatigué "ah ! mais alors, il faut tout vous expliquer".

En l’examinant, j’ai constaté que j’arrivais un peu tard. Madame Flora ne fait pas exception à la règle de trois diabolique qui veut qu’une ouvrière d’usine qui travaille vingt ans comme femme de ménage ne puisse plus enfiler une manche ni s’habiller seule lorsqu’elle part à la retraite. J’ignore combien vaut son épaule opérée deux fois, son coude troué et son pouce déformé, je ne sais pas ce qu’ils valent, mais je sais exactement ce qu’ils coûtent : dix-huit mois d’arrêt de travail pour l’épaule deux fois de suite, quarante semaines de rééducation, 8 infiltrations dans le coude, 4 scanners, 2 IRM, puis un minimum de trois mois d’arrêt par an les bonnes années, 5 hospitalisations en service spécialisé. Je passe sur une surdité professionnelle de l’oreille droite, non déclarée et non reconnue, qui aurait besoin d’être appareillée.

Des morceaux de son corps jonchent ainsi son parcours professionnel, et j’apprends aujourd’hui que s’il se disloquait un peu plus, elle pourrait peut-être ne pas travailler au-delà de 60 ans. Une sorte de prime à la casse, mais sans la bagnole. Votre carcasse est trop usagée, vous pouvez dégager. En revanche, on ne pourra pas vous proposer de carcasse neuve. Alors ça nous fait deux fois l’épaule, mais comme c’est la même, ça compte pour une seule, le pouce est guéri et le coude reste plié, mais c’est le coude gauche, et vous êtes droitière. Ce n’est pas Madame Flora qui fera remarquer que l’on tient un balai des deux mains, surtout lorsqu’il faut faire des mouvements en huit. On ne va pas arriver à 10 % avec ça.
Ce n’est pas Madame Flora qui dira que son travail est pénible, surtout avec encore deux ans de crédit à rembourser. Son travail elle l’adore, parce qu’il y a les enfants, parce que c’est "son" collège, parce qu’elle y retrouve depuis des années les mêmes femmes dont elle partage l’histoire. Mais surtout, elle a tout simplement besoin des ressources de son travail pour assumer une situation des plus banales : un mari chauffeur routier actuellement au chômage, deux enfants qui vivent chez elle et font des études. Ensemble nous parvenons à aménager son poste de travail pour qu’elle puisse continuer à travailler sans se mettre en danger.

Au collège, elle pourrait occuper à temps partiel un poste de standard et d’accueil, réceptionner les livraisons tous les matins, raccompagner les visiteurs et les parents. Ce serait toujours ça de ménage en moins. L’après-midi, on pourrait s’arranger pour qu’elle travaille en rez-de-chaussée, et qu’elle ne manutentionne plus les chaises. Elle les poussera, ça ira. Avec l’intendant du collège, je parviens à la faire dispenser de restauration, elle restera à la loge, où justement, à cette heure-là, il n’y a personne. Elle ne récupérera pas la mobilité de son épaule, mais elle n’aura pas de nouvelles lésions, et son coude ne rechutera pas. Grâce à cet aménagement de poste, sa situation est réglée.

Cet aménagement de poste a pu être obtenu car Madame Flora travaille pour un collège, c’est-à-dire dans le service public. Ses collègues qui nettoient les bureaux et les sanitaires collectifs des entreprises implantées juste en face du collège, les intérimaires des services de nettoyage qu’elle croise le matin vers 5 heures en partant travailler, n’auront pas de poste aménagé si elles ont un problème de santé lié au travail. Elles seront rapidement licenciées et resteront au chômage. Les collègues de Madame Flora sont sans aucune alternative. Ce ne sont pas des salariées usées en quête d’une retraite anticipée, mais des chômeuses qui cherchent du travail. Qui paiera leur retraite si elles restent au chômage plus de dix ans ? Le projet de loi actuel sur les retraites ne le dit pas.

Madame Flora fait-elle un métier pénible ? Est-ce pénible de travailler quarante ans sur la voie publique en étant soumis aux vibrations d’un marteau-piqueur ? Est ce pénible de soulever des bornes de 200 kg ? Est-ce pénible de ramper dans un vide sanitaire, ou de réparer une carrosserie ? Un enfant de 5 ans saurait répondre à cette question. Il saurait montrer du doigt, sur les pages d’un abécédaire, les métiers difficiles : il reconnaîtrait le maçon, le déménageur, le couvreur, le plombier l’aide-soignante, le pompier, l’égoutier, la femme de ménage. Il remarquerait que ces corps-là, au travail, ne sont pas assis sur un siège, mais accroupis à genoux sur la voie publique, pliés sous un chauffe-eau, perchés en haut d’une échelle, courbés en avant sur un évier.

Ces gestes du travail qui définissent la pénibilité de certains métiers sont parfaitement décrits par les chercheurs, les ergonomes, les médecins du travail, les médecins-conseils, les ingénieurs en prévention, les médecins généralistes, et figurent dans toutes les publications professionnelles. Même le législateur les connaît, qui les a répertoriés et décrits en détail dans les tableaux de maladies professionnelles.

Le projet de loi sur les retraites ignore ce savoir. Pour juger de la pénibilité d’un métier, il est prévu, en bout de chaîne, de mesurer l’usure professionnelle d’un travailleur. On crée pour ce faire une commission d’usurologues. Peu importent les gestes devenus impossibles, les mouvements limités par la douleur, le manque de souplesse, le vieillissement forcé du corps. Seuls comptent la lésion et son score. L’amputation des gestes reste invisible. L’incapacité permanente partielle ou "taux d’IPP" ne mesure que les séquelles d’une blessure au travail. Peu importent aussi les effets retards, liés à certaines expositions : cancers professionnels liés aux goudrons, benzène, solvants, amiante. Ces expositions qui distinguent radicalement certaines catégories de travailleurs, qui sont à l’origine d’une inégalité repérée devant la santé, le vieillissement, la maladie et la mort, sont ignorées.

On renverra donc au travail, et le plus souvent au chômage, des personnes usées par les gestes du travail mais aussi des personnes multi-exposées, dont on sait de façon scientifique et statistique qu’elles développeront des pathologies qui raccourcissent leur espérance de vie. Pas un mot sur les responsabilités de l’employeur. Pas une ligne sur l’obligation qui pourrait lui être faite, dans un contexte où l’on ne parle que d’allonger la durée de travail, d’aménager des postes et de mettre en place des reclassements. Pas la moindre injonction à prévenir, au sein de l’entreprise, le devenir de ceux dont on ne parle plus nulle part : les ouvriers, les artisans, les manutentionnaires, les agents de nettoyage. Au plus haut niveau de l’Etat, on ignore leur existence. On les redécouvre dans la rue, à l’occasion des manifestations contre la réforme des retraites, avec un écriteau laconique comme celui-ci : "Je vieillis plus vite que mon âge."

Pour décrire les gestes d’un poste de travail, pour identifier les expositions aux risques, pour reconstituer les parcours professionnels et par là même les expositions des travailleurs, il faut quelqu’un pour interroger, examiner, vérifier, étudier le poste de travail, lire les fiches de sécurité, repérer les pathologies professionnelles. Il faut un médecin du travail. C’est précisément au sein du même texte législatif qu’il est question de faire disparaître ce rôle spécifique du médecin du travail. Sa légitimité et son autorité, puisqu’il sera de toute façon placé sous l’autorité d’un chef de service de santé au travail, lui-même sous l’autorité de l’employeur. Si médecin du travail il y a, ses missions seront définies par l’employeur, et non par la loi. Et afin d’être bien clair, on supprime au passage la clause d’autonomie qui doit figurer dans le contrat d’un médecin du travail.

Qui s’occupera d’aménager le poste de travail de Madame Flora ? Qui signalera qu’il n’y a pas assez d’aide au port de charges dans l’entreprise ? Qui accueillera un salarié atteint de cancer à son retour pour examiner avec lui comment son poste de travail doit être organisé ? Qui pourra témoigner au sein de l’entreprise d’une méthode qui consiste à fixer de nouveaux objectifs de productivité sans donner aux salariés les moyens de les atteindre ? Qui affirmera que ce mode d’organisation génère des troubles psychiques et des suicides ? Personne. Personne pour voir, donc personne pour savoir. Personne pour nommer, pour recenser, pour entendre. Personne pour rechercher, établir, documenter une maladie professionnelle dont on devrait observer bientôt une disparition progressive. Les maladies professionnelles disparaîtront en même temps que les médecins du travail. Sans travail clinique, sans observation des gestes du travail, il n’y a plus de maladies professionnelles. Quant aux accidents du travail mortels - deux par jour en France - qui en analysera les causes, autrement que de façon mécanique ? Est-ce la même chose de tomber d’une échelle si l’on est en conflit avec son chef d’équipe, si l’on n’a pas de chaussures adaptées, ou si l’on prend un traitement qui contre-indique le travail en hauteur ?

Ainsi, pour réformer les retraites, on table sur une société imaginaire où les ouvriers n’existent plus, et où les cadres de plus de 50 ans sont tous au travail. Pour régler la facture, on s’adresse en tout premier lieu à des chômeurs. En second lieu aux travailleurs exerçant des métiers dont les tâches ne peuvent physiquement être exécutées à n’importe quel âge, dont le poste de travail doit nécessairement évoluer, sous la responsabilité, voire à l’initiative, de l’employeur.

Cette responsabilité n’est pas mentionnée. Au contraire, on distribue au passage une prime à la casse et non à la prévention. On nie tout à la fois la réalité des disparités sociales, la réalité des inégalités au travail et la réalité des corps. Pense-t-on que l’on va maintenir de force au travail des gens qui ne peuvent plus faire leur métier ? Ils seront contraints de quitter le monde du travail bien avant de pouvoir toucher une retraite à taux plein. Quant à ceux qui resteront, c’est bien avec leur corps qu’ils paieront leur retraite.


Depuis les dispensaires de Médecins sans frontières jusqu’au droit à la santé des sans-papiers, Noëlle Lasne n’a cessé d’être confrontée à la question des métiers pénibles.
Membre du comité de rédaction de la revue "Pratiques", Noëlle Lasne a contribué à La santé des malades, ouvrage collectif (2009) du centre d’études de l’emploi, sous la direction de Serge Volkoff.

Noëlle Lasne, médecin du travail
Article paru dans l’édition du Monde du 12.10.10 et republié par Pratiques, en accord avec Le Monde.

samedi 30 octobre 2010

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