L’histoire du Distilbène® est terrible, terrible parce qu’elle nous montre du doigt les anomalies de comportement de la profession médicale et de la pharmacie.
L’histoire commence bien, comme un conte de fées. Un savant très généreux invente une technique pour créer la première hormone par synthèse chimique, un corps très proche des œstrogènes naturels et pourvu d’une grande efficacité, le diéthylstilbestrol (DES) ou Distilbène®. Il est généreux car il ne prend pas de brevet, c’est-à-dire qu’il met le merveilleux produit sur le marché, avec droit, pour tous les industriels du médicament, de le fabriquer sans avoir à payer pour l’invention, ce que les pharmaciens vont faire.
_La deuxième étape est plus délicate à raconter. Un gynécologue propose ce produit pour traiter les femmes enceintes à risque de faire une fausse couche spon¬tanée. Il introduit là une notion très difficile à manipuler puisque toutes les femmes en début de grossesse sont à risque de faire une fausse couche, et à risque bien plus élevé si elles ont déjà eu une fausse couche lors d’une grossesse précédente. Ce qui veut dire qu’il propose de prescrire ce médicament à beaucoup de femmes en début de grossesse. La proposition est malheureusement très mal établie, sur la constata¬tion qu’un début de fausse couche se marque par la chute de l’élimination d’œstro-gènes dans les urines. Le traitement est fondé sur l’idée mécaniste du manque d’hormones et sur l’effet éventuellement positif d’un « remplacement ». Cette idée n’a pas été testée par une quelconque expérimentation, mais elle est lancée parce « pi’elle est « logique ».
_L’étape suivante aurait pu être remarquable. Un grand accoucheur, le professeur Dieckman à Chicago, très intrigué par l’hypothèse proposée (cette proposition va à l’encontre de la physiologie hormonale connue, laquelle dit que ce sont les proges¬tatifs qui protègent la grossesse et non les œstrogènes) va réaliser un essai thérapeu¬tique contrôlé sur un nombre très important de femmes. Il faut noter la modernité de son attitude, car il s’agit de l’un des tout premiers essais contrôlés de l’histoire de la médecine. L’essai contrôlé par tirage au sort montre l’absence totale d’efficacité du DES pour protéger contre les avortements spontanés du 1er trimestre. Cet essai est publié dans une grande revue, mais ne servira à rien, car il ne pourra pas s’opposer à la suite.
La suite est un déferlement thérapeutique. Les diverses firmes phamaceutiques ignorent ou ne veulent pas tenir compte de l’évaluation parfaitement réalisée par Dieckman. Les autorités sanitaires acceptent le médicament et autorisent sa mise sur le marché. Les laboratoires font preuve d’une très grande efficacité dans le marketing commercial et le DES devient un « must ». Il est diffusé dans tous les pays du monde et la France est atteinte par l’épidémie comme bien d’autres pays, bien plus que l’Angleterre où les gynécologues n’ont jamais cru à son efficacité. Une proportion non négligeable de femmes enceintes sont soumises au traitement.
- L’alarme est lancée par Herbst en 1971, qui affirme, preuves à l’appui, que ce médicament a induit des cancers du vagin à cellules claires chez les filles soumises à son action in utero. Ce n’est qu’après que seront découvertes ses autres actions délétères.
- C’est là que l’histoire s’aggrave encore. Les laboratoires continuent à vendre ce médicament dans tous les pays qui ne l’interdisent pas. En France, l’administration le ministère de la Santé va finalement interdire le médicament en 1977, mais après avoir pris la responsabilité de l’autoriser entre 1971 et 1977. Notons bien que ce médicament continue à être vendu avec les mêmes indications dans les pays sous-développés.
[1] et très inquiétante sur nos façons d’agir, sur l’accepta¬tion par les médecins d’une affirmation d’efficacité d’un traitement sans preuves, sur l’absence d’éthique des industriels de la pharmacie qui ne pouvaient pas ignorer l’évaluation de Dieckman, sur l’absence d’efficacité de notre ministère de la Santé entre 1971 et 1977.
Ce qui est encore terrible, c’est le manque d’intérêt de nos confrères gynéco¬logues à raconter cette histoire et à informer les femmes concernées. Encore aujour¬d’hui, cette information a du mal à passer. Il a fallu que des groupes de consommateurs et de victimes s’organisent pour que cette histoire soit vraiment connue.
C’est pourquoi je salue ce livre de Bernard Blanc comme une contribution très positive à l’information et comme une participation active à l’œuvre collective de diffusion de cette information.
Bernard Blanc le fait sans difficulté personnelle, ayant été protégé par ses maîtres contre l’illusion de l’efficacité de ce médicament. J’ai eu la chance de l’être aussi, faisant partie de quelques gynécologues-accoucheurs qui avaient pris connaissance de l’évaluation de Dieckman et y avaient cru. Reconnaissance leur soit accordée, car l’évaluation d’un médicament ou d’une pratique, c’est vraiment important. Puisse cette histoire terrible du DES nous encourager encore plus à évaluer nos actions.
Professeur E. Papiernik-Berkhauer
Cette préface a fait l’objet d’une publication dans l’ouvrage Les enfants du Distilbène paru aux éditions Arnettc, Paris, 1991