Gueule de bois

Tout avait pourtant bien commencé en ce samedi ensoleillé. Je m’étais préparé à cette garde de week-end en emportant mon poulet fermier rôti, mes légumes et autres victuailles ainsi que mon sac de couchage. Le logement du médecin de garde est un deux pièces flambant neuf attenant au Centre d’accueil de la permanence de soins (CAPS), situé à 10 mètres des urgences d’un Centre hospitalier d’une ville moyenne de 16 000 habitants [1]. Autant dire qu’entre les deux services les transferts des patients sont facilités.

Le secteur d’intervention couvre une partie de trois autres départements limitrophes, la garde est régulée par le centre 15. Bref, les conditions de travail sont optimales pour le libéral de garde et son collègue d’astreinte. Venant de loin, mais ancien dans le secteur, j’avais décidé d’effectuer cette garde le samedi de 12h00 à minuit et celle du dimanche de 8h00 à minuit, avec un repos compensateur le lundi matin jusqu’à 11h00 et de loger sur place. De plus, l’interne, en stage actuellement au cabinet médical, avait accepté ma proposition de venir se former à cette consultation d’urgence de premier recours le samedi après-midi. Ce jour-là, nous avons vu six patients, essentiellement des malades atteints de pathologies ORL, broncho-pulmonaires et de gastro-entérites, épidémie hivernale oblige. Une seule patiente est venue pour autre chose, une crise d’angoisse. Elle était dépressive traitée et dépendante aux benzodiazépines. Seule une piqûre en intramusculaire de VALIUM© a pu la soulager, un moindre mal, et elle s’en est repartie avec son mari soutenant. L’interne est retournée chez elle en fin d’après-midi et ce fut tout pour la soirée, autant dire tranquille pour un mois de février.

Lendemain dimanche. Petit déjeuner pris à 7h30, début de la première consultation à 8h30 et journée non-stop jusqu’à 23h30, avec des bouts de 5 minutes par ci par là, le midi et le soir pour manger entre deux consultations ou visites, et encore le soir je n’avais même pas faim. Malgré la fatigue qui pointe dans l’après-midi, et la nature du travail, j’effectue cette garde avec beaucoup de plaisir, d’énergie et de vivacité.

9h00, l’infirmière d’un hôpital local situé à 18 km m’appelle pour que je vienne constater le décès d’une femme de 90 ans, morte des suites d’une pneumopathie d’inhalation sur une maladie d’Alzheimer terminale. Cela fait longtemps que je n’ai pas vu de cadavre. Celui-ci m’impressionne tant il est maigre. Je sors de la chambre avec l’infirmière et dit spontanément « bon vent, ma petite dame ». Je ne reste pas longtemps, car, alors que je rédige le certificat de décès, les gendarmes m’appellent pour faire des prélèvements sanguins à la recherche d’alcool et de stupéfiants chez un jeune homme de 19 ans, tué dans un accident de la route le matin même vers 7h30. Le médecin du SMUR a coché sur le certificat de décès la case : obstacle médico-légal. Le corps est dans une chambre funéraire d’une entreprise d’ambulances de la ville. Mais je ne dois pas y aller tout de suite, les gendarmes attendent le matériel de prélèvement qui arrive de la grande ville. Je retourne donc au CAPS consulter en attendant leur nouvel appel.

Vers midi je me rends sur les lieux. Deux gendarmes m’attendent dont l’officier de police judiciaire. Le plus jeune des gendarmes détourne la tête quand j’introduis la grosse aiguille dans le thorax du jeune homme pour la ponction cardiaque. La chaleur de ce corps et du sang que je sens sous mes doigts gantés de plastique me rassure. Sortie de « boite » au petit matin, la voiture a percuté un muret au dessus d’un ruisseau en pleine campagne. Seul, le passager avant droit n’a pas survécu. C’est lui, devant moi, il est jeune, il a du gel dans les cheveux, comme beaucoup de jeunes d’aujourd’hui. Il n’existe plus.

Je sors de la chambre froide, et alors que je m’enquiers des nouvelles de la famille, entre –temps arrivée et reçue par l’agent d’accueil de l’entreprise, ce jeune gendarme qui avait détourné la tête, me dissuade d’un seul regard et d’un autre mouvement de tête d’aller vouloir réconforter une famille que je ne connais finalement pas, pour me protéger sans doute et pour se protéger lui aussi. Il a raison, je n’insiste pas, je sors et m’engouffre dans ma voiture car d’autres consultations m’attendent.

Dans l’après-midi, les gendarmes m’appellent à nouveau, car le Procureur de la République exige un certificat médical de description précise des blessures. Je rétorque que je ne suis pas médecin légiste, que j’ai plein de monde au CAPS, « soyez succinct dans votre description et vous venez quand vous pouvez » me répond gentiment le gendarme. Bon gré mal gré, je me plis à cette nouvelle injonction et retourne à la chambre funéraire. Heureusement, le corps du jeune homme n’est pas trop blessé, quelques plaies tout au plus, et du sang qui ressort de la bouche, il a du mourir d’une hémorragie interne.

Mais alors que je rédige le certificat descriptif des blessures, une autre brigade de gendarmerie de la région m’appelle : un homme de 46 ans vient de se suicider à son domicile d’une balle dans le ventre en se retournant son fusil de chasse contre lui, dans un contexte de séparation conjugale récente. La distance d’où je suis est de 18 kilomètres environ et déjà, trois patients doivent arriver au CAPS. Je décide de téléphoner à mon collègue d’astreinte. C’est lui qui ira sur les lieux du drame constater le décès. Je suis choqué et commence à être épuisé.

Je retourne au CAPS, m’enfile les carottes râpées sans la sauce (pas le temps) et un blanc de poulet puis les consultations redémarrent.

En fin d’après-midi, le 15 m’appelle pour un patient qui a des vertiges et qui ne peut se déplacer, il habite dans le même village que la femme de 90 ans morte le matin, soit à 18 km. Je suis en pleine consultation et deux autres patients doivent arriver. Je décide de terminer mon travail en cours et dit « j’irai dès que je pourrais ». Quelques minutes plus tard, 3ème réquisition de la gendarmerie qui veut que je consulte un homme jeune et violent, « ramassé » titubant sur la voie publique sous l’emprise de l’alcool, il est connu des services de gendarmerie pour rackets et actes de violence envers ses compatriotes, des ouvriers polonais. Les gendarmes me parlent d’« IPM », je ne comprends pas, ils m’expliquent, cela veut dire « Ivresse publique manifeste ». Lui est au chômage depuis quelques semaines, selon un gendarme.

Je m’exécute et me déplace au siège de la gendarmerie, l’homme est sous les verrous, je n’ai jamais vu des verrous aussi énormes ; il crie et tape violemment sur la porte métallique. Après que les gendarmes aient ouvert cette porte « blindée » et après maintes palabres, (je prends ma voix la plus douce), après m’avoir accepté, malgré l’absence de blouse blanche (« tu n’es pas un vrai docteur »), l’homme enfin se laisse examiner, tend le bras et se laisse poser le brassard qu’il avait initialement arraché. Il est debout, les trois gendarmes nous entourent au cas où…. L’examen cardio-pulmonaire et de la conscience, succinct, est normal malgré une légère confusion. Je recommande aux gendarmes de lui faire boire de l’eau sucrée, je n’ai pas mon appareil à dextro et il manquerait plus qu’il fasse une hypoglycémie. L’homme ensuite retourne dans sa cellule de dégrisement et se calme. Je discute cinq minutes de ma journée avec ces gendarmes qui m’appellent toujours « docteur ». Nous témoignons de nos morts violentes constatées. Je compatis au dur métier qu’est le leur. Ils compatissent au mien. De l’émotion et du respect ressort de ce court échange. Sur leur écran d’ordinateur, ils me montrent les photos de l’accident du matin, la voiture déchiquetée à l’avant droit et la petite route de campagne, le petit muret démoli en son centre et le petit ruisseau…

Alors que je repars, raccompagné chaleureusement par un gendarme, le 15 m’appelle de nouveau : « si vous n’avez pas le temps d’aller voir l’homme qui fait des vertiges, on envoie une ambulance ». « J’y vais maintenant ». Ce sera ma dernière visite, par chance l’examen chez cet homme, qui se dit nerveux, est normal, en dehors des vertiges et des vomissements : il n’a pas de d’hypertension artérielle ni douleurs. Je lui injecte en IV lente un anti-vertigineux dont je ne doute pas une seule seconde de son efficacité, il revomit 5 minutes après avoir bu un peu d’eau sucrée sur mes conseils. J’éteins la lumière de sa chambre et lui dit de ne pas bouger et d’essayer de dormir, c’est ce qu’il a de mieux à faire. Je rédige un courrier de transmission pour son médecin traitant.

Je rentre au CAPS, grignote deux trois choses et m’écroule dans mon lit. Je ne ferme qu’un œil jusqu’à minuit, puis à minuit, j’éteins mon portable. Le 15 prend le relai à partir de cette heure.

Week-end de garde classique quoiqu’un peu morne et macabre. J’ai compté, j’ai gagné trois cent euros (et quelques billes) des 30% de part complémentaire réclamée aux patients. Les 70% restant (ou les 100% des CMU) me seront restitués par les caisses, dans les 3 à 6 mois au mieux. Rajoutons trois cent cinquante euros pour l’astreinte et deux ou trois impayés sur dix. Faudra penser à rappeler les caisses. La dispense partielle d’avance des frais permet un meilleur accès aux soins, mais on ne peut pas dire que les caisses et surtout les mutuelles jouent le jeu. Le tribunal de grande instance de la grande ville me paiera mes frais d’honoraires, mais pas avant 6 mois selon les gendarmes…Et tout le monde trouve cela banal, normal…

Le lendemain matin, je me fais engueuler au téléphone au cabinet par une patiente dont la fille que j’ai vue la semaine dernière est toujours malade « car je ne lui ai pas prescrit d’antibiotique ». Mes vaines tentatives d’explication ne changeront rien à l’affaire, cette mère se dit « en colère » et me reproche ouvertement de vouloir faire revenir sa fille pour gagner de l’argent. J’en suis très affecté, l’interne est heureusement là pour me soutenir, elle qui s’est fait aussi incendier par une patiente quelques semaines plus tôt. « Maintenant on est deux » dit-elle ! Le lundi soir, je rentre chez moi, j’ai comme qui dirait une « gueule de bois », même sans avoir bu.

Quelques jours plus tard, une aide soignante de l’hôpital où je fais quelques vacations, fera un infarctus du myocarde sur son lieu de travail dans un service où les agents « s’auto-remplacent », nouvelle mode du libéralisme sauvage, à n’en pas douter. C’est mon collègue praticien temps plein qui la prendra en charge.

Semaine grise, sans joie, de l’hiver 2011, quelque part, en France, dans la vie d’un médecin généraliste de campagne. Nous sommes bien les brancardiers de ce monde en souffrance, géré par des politiques qui affirment, sans craindre le ridicule, « assumer » toutes leurs décisions.
Le fossé entre eux et notre réalité est devenu un abîme.

mardi 8 mars 2011, par Patrick Dubreil


[1Compter 20 000 à 25 000 habitants dans le bassin de vie avec les petites communes environnantes.

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