René Fiori
psychanalyste,
Membre fondateur de Souffrances Au Travail
Réponse à l’article d’Anne Rodier du journal Le Monde.
Au fond, le titre de la journaliste du journal Le Monde, Anne Rodier, pour son article et entretien du mardi 12 décembre 2017 : « On ne se suicide jamais uniquement à cause du travail », ainsi que le sous-titre « Le psychologue Xavier Alas Luquetas analyse les mécanismes du suicide en entreprise, et donne les pistes pour prévenir ces drames », ne sont pas si mal trouvés.
La psychologie, produit proposé par les cabinets de conseils spécialisés en management et en prévention des risques psychosociaux, peut-elle être autre chose qu’une machine à décomposer la subjectivité en mécanismes, ici les mécanismes suicidaires, et à « détecter les personnes à risques », pour citer un extrait de cet entretien ? Vous trouvez peut-être que le mot machine est de trop ? Détrompez-vous. S’il y a quelque chose que nous apprend le monde scientiste d’aujourd’hui c’est que si, comme le formulait Gaston Bachelard, les machines, les instruments sont de la théorie matérialisée, l’inverse est de plus en plus vrai.
Le savoir universitaire, le savoir tout court, ingurgité dans les amphithéâtres, ou aujourd’hui au moyen des MOOC (massive open online course), qui est aussi un programme, cette fois universitaire, ressemble de plus en plus, pour certaines matières comme la psychologie, à une machine formalisée en langage fonctionnel, assemblage de recettes dont l’efficience est conçue pour agréer au milieu productif, plutôt qu’à réconcilier la subjectivité avec son désir. Ce qui arriva aussi à une certaine psychanalyse qui, autrefois, s’était laissée séduire, dans les années cinquante aux USA, par l’american way of life, via l’ego psychology, avant de pénétrer en France.
Invoquer l’histoire et la fragilité de l’individu, et sa « capacité (ou non), à demander de l’aide » comme il est fait dans cet article, c’est déjà valider l’idéologie de prédation qui sous-tend le libéralisme économique qui, d’ailleurs, la revendique sans vergogne par la voix des plus virulents. L’entreprise elle-même, appareillée à ses protocoles, vient correspondre point par point au fonctionnement d’une machine, le secteur des services, privés et publics, ayant assimilé les plus violentes des méthodes managériales : lean management, six sigma, etc. La mettre en série avec la famille, puis l’école, comme il est fait dans l’article, relève au mieux de la niaiserie, au pire de la Knavery (canaillerie) selon le mot de Lacan.
Si le mot désir n’apparaît aucunement dans cet article, ce n’est pas par oubli. Mais parce qu’il n’existe pas pour l’auteur, ni comme concept, ni comme conception du sujet. Or c’est au désir qu’est appareillé le sens de la vie, l’élan vital, le plaisir du jeu lié à l’initiative – la sienne propre –, et le plaisir de la relation à l’autre.
Autant que celle du monde qui nous entoure, c’est aussi la sienne propre que cette psychologie creuse la tombe. Aussi on n’est pas étonné d’apprendre que l’étude du vénérable Cabinet Roland et Berger, une référence dans le monde managérial, mentionne le psychologue comme l’un des vingt-cinq métiers, que nous donnons ici, qui pourra, dans un avenir proche, être effectué par un robot : barman, pilote d’avion, gardien de prison ou vigile, pompier, maçon, agriculteur, psychologue, coiffeur, éboueur, vendeur, serveur de restaurant, agent de la circulation, assistant à domicile, chercheur scientifique, groom, voiturier, avocat, médecin, chef d’entreprise, présentateur télé, mannequin, pharmacien, trader, prostituée, ouvrier spécialisé.
Réactions de la rédaction de la Revue Pratiques à propos du même article d’Anne Rodier :
Christiane Vollaire, philosophe
Ce qui y est choquant dans cet entretien dans le Monde, à mes yeux, est d’abord corrélativement :
- le mépris total qu’il manifeste à l’égard du salarié, « fragile », « en incapacité », etc. Bref, renvoyé à ses insuffisances et infantilisé,
- le déni total porté sur la responsabilité sociale,
- l’affirmation selon laquelle l’entreprise est un lieu de convivialité qui non seulement n’est pas responsable de la violence subie, mais doit au contraire être considérée comme le pompier du feu qu’elle a de fait allumé.
De la logique violente de ce triple déni, l’une des conséquences est en effet le refus affirmé du recours au psychologue. Mais ce n’est qu’un dégât collatéral de tout le reste.
Françoise Acker, sociologue
En première lecture, ce qui me met mal à l’aise tout au long de cet article du Monde, c’est :
– Le titre, on ne se suicide jamais uniquement à cause du travail : beau déni de responsabilité, manœuvre dilatoire,
– le doute, cette non-reconnaissance (managériale ?) empêche d’emblée toute reconnaissance de la souffrance de la personne,
– Et travail est aussi très flou ici. De quoi parle-t-on ? Du travail en lui-même, du lieu où l’on travaille ? De ce qui fait le travail ? De la place que peut prendre la personne dans l’élaboration de ce travail ?,
– La façon dont on parle de celui qui est en souffrance : salarié, individu, personne. Au bout du compte, on ne sait pas de qui parle Xavier Alas, et c’est sans doute voulu. Comment retrouver une place dans une entreprise dans laquelle on ne sait pas qui on est, et comment le « manageur », la « stratégie managériale » (superbe comme expression !) se représente-t-il la personne ? Seulement par son « utilité » (« le regard des autres sur son utilité »). Et en faisant de cette personne quelqu’un de dissocié : un salarié vs une personne hors entreprise,
– La façon de parler de l’entreprise, des « manageurs », qui n’ont pas de responsabilité dans le développement de la souffrance d’une personne, le déni dont parle Christiane, et en même temps une mise en avant d’une entreprise qui fonctionne en « huis clos » cf la fin du texte. L’entreprise doit garder ce salarié sous contrôle, ne pas lui laisser d’échappatoire. Pas de médecin du travail effectivement, mais un contrôle du comportement de la personne en souffrance par les manageurs. L’équipe de travail est déclarée incompétente, les manageurs aussi semble-t-il,
– Le rapport au travail n’est pas évoqué, pas plus que le rapport à l’organisation. L’organisation du travail ne peut pas être interrogée.
Marie Kayser, médecin généraliste
Les préconisations de cet article du Monde constituent une véritable mise en danger des salariés.
L’auteur ne se centre que sur la personne et passe sous silence le rôle des conditions de travail et du cadre du travail dans le déclenchement de la souffrance au travail.
Il réfute toute aide externe pour le salarié, l’enfermant ainsi dans le huis clos de l’entreprise, alors que s’arrêter de travailler est presque toujours nécessaire pour mettre de la distance avec ce qui fait souffrir. Enfin il ne mentionne même pas le recours au médecin du travail.