Fantasmes autour d’une invasion de bébés à Mayotte

    1. Retour sur des chiffres trop souvent manipulés

Périodiquement depuis plus de dix ans les mêmes fantasmes, largement diffusés, refont surface sur ce thème. Cet article vient du site mom – migrants outre-mer.
En arrière-plan, une offensive – elle aussi rituelle – contre le « droit du sol » à Mayotte, mais aussi en Guyane… et pourquoi pas en métropole : ce sera l’objet d’un prochain article.

    1. 1.

La maternité de Mayotte est la « 1re de France en nombre de naissances » (répété sans cesse). Cette réalité statistique n’est pas due en premier lieu au grand nombre de naissances à Mayotte, mais à l’insuffisance de maternités à Mayotte ! Mayotte était en effet en 2014, du point de vue du nombre de naissances, le 37e département français (chiffres état civil).
Il naît ainsi trois fois moins d’enfants à Mayotte qu’à Paris ou dans les départements du Nord et de Seine-Saint-Denis. Si à Paris ou dans ces départements on regroupait les maternités dans une seule grosse structure (pourquoi pas), ces maternités seraient trois fois plus importantes que celle de Mayotte.

Cette situation où il y a une seule maternité est d’autant plus problématique que les enquêtes périnatalité INSEE de 2010 ont montré que c’est à Mayotte que la part des personnes ayant des distances et des temps moyens pour se rendre à la maternité sont les plus longs (avec tous les risques afférents), c’est donc à Mayotte que se justifierait la construction d’autres maternités.
Les autres lieux annexes à Mayotte où des femmes accouchent dépendent d’ailleurs du CHM de Mayotte mais, évidemment, n’ont pas les meilleures installations (et souvent uniquement des sages-femmes) ; une situation alarmante dénoncée dans un récent rapport de la chambre régionale des comptes. Bref, il y a un manque de moyens et ce n’est pas nouveau. La responsabilité des politiques est ici engagée.

    1. 2.

9 000 naissances en 2015, 9 500 en 2016, 9 674 en 2017 c’est peut-être beaucoup (et ça l’est au regard des moyens) mais ce n’est pas si nouveau car le nombre de naissances à Mayotte avait même eu tendance à diminuer depuis une dizaine d’années (plus de 8 000 en 2007 à 7 300 en 2014) – chiffres de l’Agence régionale de santé (ARS), donc la question de la carence, des politiques est posée, et depuis longtemps : si le Centre Hospitalier de Mayotte (CHM) est débordé, les chambres sont pleines à craquer, ça l’est depuis longtemps, le problème est celui du manque de moyens, de lits, de maternités, mais aussi de professionnels de santé disponibles, avec le problème accru par des difficultés de recrutement (liées à nombre de facteurs, conditions de travail, conditions de vie difficiles à Mayotte, situation sociale dégradée et explosive…).

Ceci s’accompagne de très très très grandes souffrances pour le personnel en poste. Une impression juste de service dégradé pour (toute) la population. D’où la tendance à désigner responsables de la situation des boucs émissaires commodes.

    1. 3.

70 % des mères qui accouchent à Mayotte seraient des « clandestines », et de plus, elles viendraient exprès pour accoucher (pour avoir des papiers, que leur enfant devienne Français, etc.). Affirmation souvent répétée, et tout récemment par divers responsables politiques et reprise par les médias.
Implicitement, si elles n’étaient pas là, tout irait bien mieux à la maternité de Mayotte. Le problème serait un peu leur faute.
C’est une antienne, répétée à l’envi, mais c’est faux.

Selon les données d’état civil (INSEE), sur les 9 500 enfants nés à Mayotte en 2016, les trois quarts avaient une mère domiciliée à Mayotte et née ailleurs (69 % dans une autre île de l’archipel des Comores, 5 % à Madagascar).

Parmi les enfants, 58 % avaient au moins un parent français, et étaient donc des enfants français par filiation dès la naissance [1]

Le fait qu’il y ait beaucoup d’enfants étrangers à leur naissance (42 %) et beaucoup de parents étrangers (compte tenu des couples franco-étrangers, on peut les estimer à 45 % du total des parents) n’a rien d’anormal puisque, en 2015, plus de la moitié des adultes de 18 à 79 ans résidant à Mayotte étaient étrangers [2].

Ces mères que l’INSEE désigne comme domiciliées à Mayotte sans y être nées sont celles que tous conviennent de qualifier de « clandestines » récemment débarquées à Mayotte pour accoucher.
Pourtant, parmi elles, certaines sont en situation régulière, voire françaises.

Une partie de ces personnes est certes en situation irrégulière, ce sont ces « clandestines ». Mais elles vivent pourtant souvent depuis très longtemps à Mayotte, ce que montrent les données du recensement. Peu habitent à Mayotte depuis moins de 5 ans [3].
Le problème vient donc davantage du fait qu’il est difficile, bien plus encore comparé à la métropole, pour ces personnes étrangères d’obtenir un titre de séjour (du fait de législation plus difficile, des pratiques de la préfecture de Mayotte, des conditions de vie et d’habitat, etc.), c’est pour cela qu’elles sont sans papiers. Il n’est pas rare qu’elles soient interpellées et expulsées malgré une présence et une vie familiale établie à Mayotte de longue date.

Les « clandestines » qui viennent d’arriver (ou de revenir) pour accoucher, cela existe certes, les Comores sont bien un repoussoir du point de vue des politiques publiques de santé, mais c’est assez minoritaire.

Si ce n’est pas du tout la perception des agents de l’hôpital ce qui est vrai et ce que voient et perçoivent les agents hospitaliers, c’est que 70 % des mères venant accoucher (57 % en 2013 selon rapport chambre régionale des comptes de 2015, et 49 % de l’ensemble des patients du CHM) ne sont pas affiliées à l’assurance maladie (d’où le « 70 % de clandestines » qui est cité à l’envie dans les médias). Ces agents hospitaliers peuvent en déduire qu’elles sont toutes sans papiers (« clandestines »), ce qu’on ferait aisément en métropole. Mais, à Mayotte, il se trouve que beaucoup de personnes non affiliées à l’assurance maladie devraient l’être. Selon une enquête commandée par la préfecture, entre un tiers et un quart des habitants de Mayotte ne sont pas affiliés (étude de en 2009) : 22 % des Français (qui devraient pourtant tous l’être évidemment !) et 53 % des étrangers qui ne sont pas tous sans papiers [4] (et donc qui devraient aussi être affiliés).

Il y a beaucoup de difficultés pour obtenir l’assurance maladie à Mayotte pour tout un ensemble de raisons, dont certaines dues aux autorités et dénoncées par le Défenseur des droits.
Voir sur ce point :
– le chapitre « protection sociale » du tout récent Cahier juridique Gisti et MOM, Singularités des droits des étrangers dans les Outre-mer ;
cette page consacrée à la protection sociale en outre-mer et notamment à Mayotte.

    1. 4.

Conclusion : le problème ne vient pas des « clandestines » mais de politiques publiques très dégradées (et depuis longtemps).

Il serait temps de donner les moyens à Mayotte en matière de santé, de traiter ce territoire à égalité du point de vue des droits, en matière de santé, d’éducation, de politique d’emploi, etc., mais aussi de lutter contre les inégalités extrêmes sur l’île au lieu de jouer sur les divisions sociales qui nourrissent une société de frustration et de violence.

Un rapport de la Cour des comptes « La santé dans les outre-mer, une responsabilité de la République (juin 2014) » montre que les dépenses de santé sont 3 à 4 fois moins élevées par habitant à Mayotte que dans les autres départements français (deux fois moins s’agissant des dépenses d’éducation par élève). Qu’est-ce qui peut justifier ça ?

Mais il est plus facile d’accuser les femmes comoriennes, de faire croire qu’on réglera les problèmes en faisant de la maternité de Mayotte un territoire étranger…


jeudi 15 mars 2018


[2Voir « Migrations, natalité, solidarité familiale », INSEE analyse Mayotte, n° 12, 10 mars 2017

[3Voir « Mayotte, département le plus jeune de France », INSEE première, n° 1488, 6 février 2014.

[4Selon l’étude « Migrations, natalité et solidarités familiale » citée en note 2.


Lire aussi

Les chroniques de Jeanine l’orthophoniste

27 août 2024
par Isabelle Canil
Isabelle Canil nous raconte la vie de Jeanine, une orthophoniste tour à tour amusée, fatiguée, émouvante, énervée et toujours pleine d’humour, une orthophoniste humaine, vivante et donc complexe, …

Le Manifeste pour une Sécurité sociale intégrale publie une tribune dans Le Monde.

25 novembre 2021
Collectif Un collectif de professionnels de santé, chercheurs et personnalités de l’éducation populaire et de la culture proteste, dans une tribune au « Monde », contre le risque d’enterrement de la …

Suivi de la crise liée au Covid19

24 juin 2020
par Jessica Guibert
Jessica Guibert, médecin généraliste au village 2 santé à Echirolles, accepte de partager avec nous le résultat de ses recherches quotidiennes d’informations médicales et scientifiques sérieuses et …

Je veux rester une infirmière à patients. Je ne veux pas être une infirmière à clients...

6 mars 2009
Je suis infirmière depuis 9 ans, et cela fait maintenant 1 an que je fais fonction de cadre de santé de nuit dans un hôpital public de province. Récemment, j’ai demandé à la Direction des Soins …