Étrangers malades : l’État contre le droit
13 Avril 2011 - Par Cette France-là
Edition : Les invités de Mediapart
Depuis 1998, au terme d’un long combat associatif, les étrangers qui ont leur « résidence habituelle » en France, lorsqu’ils sont gravement malades, ont droit à un titre de séjour temporaire pour soins si (et seulement si) ils ne peuvent « effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans leur pays d’origine ». Comme l’expliquait à l’époque la circulaire ministérielle d’application de la loi Chevènement, cette possibilité « dépend non seulement de l’existence des moyens sanitaires adéquats mais encore des capacités d’accès du patient à ces moyens ».
Sans doute, dans le contexte d’une politique du chiffre, les préfectures ont-elles tenté depuis plusieurs années de contourner la loi, sans tenir compte de ces « capacités d’accès ». D’ailleurs, comme l’a souligné le dernier rapport du Comité interministériel de contrôle de l’immigration, « on constate une diminution significative du nombre d’étrangers malades » séjournant en France à ce titre : moins 20% entre 2004 et 2008. Toutefois, le 7 avril 2010, le Conseil d’État a rendu un arrêt qui peut être interprété comme un rappel à la loi : il exigeait en effet qu’y soient vérifiées les possibilités effectives d’accès aux soins.
C’est pour contourner cette jurisprudence que l’article 17 ter a été introduit dans le projet de loi, invoquant seulement une vague « indisponibilité » du traitement. Déjà rejeté à deux reprises par le Sénat, s’il revient à chaque fois sur le tapis législatif, c’est qu’au lieu du « bénéfice effectif », il libère l’administration, qui n’aura plus à s’embarrasser de droits pour pouvoir expulser des malades qui souffrent du sida, d’un cancer, du diabète ou d’une hépatite.
Cet article finit par être adopté le 13 avril au Sénat. Cependant, l’amendement Buffet, soutenu par le ministre, aggrave encore les choses : non seulement il n’est plus question de « bénéfice effectif », c’est-à-dire d’« accès » réel, mais l’« indisponibilité » a laissé la place à l’« absence » de traitement. Pour comprendre le recul, une comparaison simple suffira. Même dans les pays où sévit la famine, la nourriture n’est pas absente ; reste à savoir si l’on peut y avoir accès. Pour qui s’indignerait d’un manque d’humanité, le même amendement ajoute une ouverture : « sauf circonstance humanitaire exceptionnelle appréciée par l’autorité administrative ». Les étrangers malades peuvent être rassurés : leur protection ne dépend plus du droit, mais de la discrétion préfectorale...
Encore faut-il justifier ce changement. Revenons à l’interview du ministre. Pour parler de l’immigration illégale, il choisit un exemple légal : « La France souhaite bien accueillir ceux dont nous autorisons le séjour, mais nous ne voulons pas que viennent ou se maintiennent sur notre sol des personnes qui ne sont pas autorisées à y séjourner. Je vous donne un exemple de notre volonté de réduire certains abus. L’année dernière, le Conseil d’État a rendu un arrêt dans lequel il considérait que toute personne étrangère, n’ayant pas accès aux soins dans son pays pour des raisons économiques, pouvait venir se faire soigner en France. »
Corrigeons d’emblée : ni dans la loi Chevènement ni dans l’arrêt du Conseil d’État, il n’est question d’un droit à l’admission ; il s’agit uniquement d’une interdiction d’expulser les personnes dont la « résidence habituelle » est déjà en France. D’ailleurs, la santé est rarement la cause de l’émigration. La preuve en est que, selon des enquêtes, bien moins de 10% des patients étrangers atteints du VIH auraient été dépistés avant de quitter leur pays d’origine. En tout cas, selon les derniers chiffres annuels, en 2008, moins de 5000 étrangers ont bénéficié d’un premier titre de séjour pour raison de santé. Ils sont au total environ 28.000, sur 3,5 millions d’étrangers en situation régulière. On est loin de l’invasion thérapeutique !
Dès lors, pourquoi s’en prendre au Conseil d’État ? Son arrêt est en effet présenté par le gouvernement, lors du débat législatif, comme un revirement. On peut faire l’hypothèse que la logique politique de cette dénonciation est double. D’une part, le gouvernement n’ose pas entièrement assumer son recul historique. Après tout, il s’agit d’étrangers malades, qu’on hésite encore à présenter comme des profiteurs ou des délinquants ; mieux vaut dénoncer un activisme judiciaire « abusif », et prétendre ainsi revenir à la loi de 1998 alors qu’il s’agit de la défaire. D’autre part, pour combattre l’immigration légale, il ne suffit pas de changer le droit. C’est le cœur du projet de loi Besson, dont le traitement des étrangers malades est un révélateur : pour renforcer le pouvoir discrétionnaire de l’administration, il importe d’affaiblir les contrôles juridiques –en l’occurrence, ici, de combattre le Conseil d’État, et ses rappels à la loi.
Entre juin 2010 et février 2011, de nombreuses personnalités (démographes, économistes, juges, policiers, syndicalistes, représentants du patronat,militants) ont été interrogées par le collectif. Ces auditions sont rassemblées sur Mediapart sous forme de vidéos : Immigration : la contre-expertise.