En consultation, par Martine Devries - Pratiques N°25

Aborder l’alimentation en consultation de médecine générale, c’est souvent le prétexte pour parler de difficultés complexes, touchant à l’image de soi-même, au plaisir, à la culpabilité. Aider la personne à modifier certains comportements requiert écoute et disponibilité. Utiliser les ressources propres du patient et celles de son environnement reste indispensable.

Est-ce légitime ?
Comment se fait-il que « La Médecine » ait quelque chose à dire sur l’alimentation ? Est-ce que ce n’est pas encore usurpation, recherche de pouvoir, dictature ? Actuellement, peut-être, mais le temps n’est pas si loin où ce qu’on mangeait pouvait vous empoisonner : qu’on pense aux toxi-infections alimentaires, à la typhoïde, au botulisme 1). Les progrès dans ce domaine viennent, réellement, des réglementations d’hygiène 2), pas vraiment des consultations chez le médecin généraliste. D’où une position ambiguë de celui-ci.

En consultation, c’est souvent que j’aborde « l’alimentation » avec mes patient(e)s ; cela vient parfois très naturellement, « Docteur, mon cholestérol a monté, mais c’est parce que j’ai mangé de la poule... ».
« Docteur, vous ne pourriez pas me donner quelque chose pour digérer, je suis embêté en fin d’après-midi... ».
D’autre fois, j’ai besoin de « savoir » ce qu’il boit et alors je préfère commencer par ce qu’il mange, c’est plus facile d’enchaîner... ou de savoir ce qu’elle mange, parce qu’elle est obèse, ou elle a une hypertension artérielle, un diabète, des triglycérides élevés, que sais-je encore ! Et alors, c’est incroyable ce que c’est difficile d’y comprendre quelque chose : « Juste une assiette, docteur, non, pas de dessert » « Pas d’entrée, non, pas de boissons sucrées ». « Docteur, je ne mange presque rien... » Pas la peine d’insister, je comprends que c’est domaine privé, jardin secret, défense d’entrer. Et je trouve ça normal. La médecine intrusive, normative et, en plus, changeante ! Donc ridicule ! Vous voulez des exemples ?

Une Médecine péremptoire
En 1972, c’était une faute professionnelle de ne pas prescrire un régime sans sel à une femme enceinte au dernier trimestre 3) ! Et la future mère était déjà mauvaise si elle ne s’y soumettait pas. Moi, je mangeais sans sel, bien sûr, mais curieusement, je m’étais pris d’un goût particulier pour la moutarde que je mettais partout ! Plusieurs années après, j’ai réalisé que c’était une adjonction de sel « spontanée », mais heureusement, ma fille était déjà née... Un autre exemple : dans ces années là, les bébés devaient avoir un régime diversifié dès deux mois, il fallait être un peu « retardée » pour allaiter plus de 6 semaines ; maintenant l’OMS recommande une alimentation au sein exclusive jusque six mois. Ces deux exemples sont démonstratifs : probablement, c’est mieux maintenant pour la santé des mères et des bébés, mais le corps médical était aussi convaincu et péremptoire.

Des croyances différentes
La médecine a ses croyances, mais nos patients aussi ! La viande rouge est pour beaucoup, source et symbole de vigueur. Pour les écologistes, les céréales complètes représentent une alimentation saine et équilibrée. Faire « frire le poulet dans du beurre » était en Europe de l’Est le comble de l’abondance... Ces symboles ont eu leur raison d’être, mais ne sont plus toujours adaptés : le bœuf, dans les conditions d’élevage actuel est plus riche en matière grasse que le porc, les « enveloppes » des céréales complètes sont souvent contaminées par les pesticides... L’alimentation « saine » « équilibrée », n’existe pas, à chacun de faire au mieux, ou au moins mal selon ses croyances, et le médecin peut être là comme soutenant le patient qui souhaite modifier certaines choses. Il peut donner l’information sur « les dernières données de la science », conseiller la variété, mettre en garde contre les théories totalitaires en matière d’alimentation et rester modeste.

Un abord complexe
Entendre la demande du patient demande au médecin une attention, une ouverture, une tolérance... un peu fatigante, et des techniques aussi qui s’apprennent. L’échelle de Prochachka, utilisée pour l’aide à l’arrêt du tabac, la thérapie orientée solution, utilisée pour le patient alcoolique peuvent être de bons outils.
Alors comment aborder l’alimentation ? D’abord me faire une idée de ce que la personne attend de moi, qui est différent souvent de ce qu’elle annonce : « Docteur, je voudrais perdre dix kilos » et si je me lance dans une exploration diététique : « Mais, docteur, je ne mange presque rien », le docteur peut être dérouté. C’est peut-être un signe de mécontentement de soi, de son mode de vie, du fait de ressembler à tel ou tel, et surtout à sa mère, une difficulté à affronter le temps qui passe, un découragement devant des difficultés conjugales, professionnelles. Ou simplement, la personne vient chercher une confirmation de ce qu’elle a appris, constaté, un encouragement à ce qu’elle a décidé. C’est chaque fois à découvrir. Et comme c’est la façon de se nourrir qui a été choisie comme approche, pour quelque chose de bien plus complexe, c’est à travers cela que je peux aborder, le plaisir, la détente, le partage.

Rester modeste
Tout cela pour nous inciter à rester modestes... garder cette possibilité, cette faveur que nous font les patients de nous introduire dans l’intimité de leur vie, les respecter, accepter de les prendre là où ils en sont : vous pourriez ne prendre de la glace que le dimanche ; mettre du vinaigre plutôt que de la mayonnaise sur les frites, ne pas acheter de mayonnaise, manger des frites seulement deux fois par semaine... négocier avec lui, pour qu’il négocie avec lui-même, ne pas le condamner, pour qu’il s’accepte et se pardonne, de ne pas être parfait. Encourager, rester positif, discuter menus et nouveautés, à l’occasion, et l’encourager à trouver des lieux pour le faire. Il y a des « cours de cuisine », malheureusement, ils sont ici connotés « populations en difficultés », ce n’est pas le cas dans toutes les villes. A Montréal, il y a des cours donnés par des chefs, français, mais aussi, des initiations à la cuisine asiatique, où on s’amuse ! L e club « Weight Watchers » est une ressource non négligeable : certes, il est payant, cher pour le budget de certains, mais les recommandations me semblent « justes » et il s’appuie sur une dynamique de groupe qui semble convenir à certains. Il y a aussi, dans une ville voisine, un médecin nutritionniste qui est très raisonnable et propose des photos de différentes assiettes plus ou moins remplies, aux patients, pour réfléchir sur les choix, et c’est toujours très réjouissant.
Mes propositions à moi, lorsque j’en fais, vont dans le sens de : pas (moins) de frites, de mayonnaise, pas au goûter des enfants, ni de saucisson pour le goûter des petits.... Les boissons sucrées, en cas de réjouissances, mais pas au quotidien ; peut-être n’acheter qu’un paquet de bonbons (de chocolat, de Mars, de glace...) et lorsqu’il est fini, attendre le prochain « plein » de courses pour renouveler... Préférer pour faire la cuisine l’huile de maïs ou d’arachide plutôt que le beurre ou les matières grasses solides ; garder le beurre pour les tartines, « gratter » les tartines. Découvrir les légumes, choisir ceux qu’on aime, goûter ceux qu’on ne connaît pas, les cuisiner ou les assaisonner, sinon c’est lassant... Manger des produits de la mer, vous avez le droit de vous faire plaisir ! Cuisiner le poisson au four ou au court-bouillon. Aller faire les courses avec Maman, pour lui donner des idées...
Je n’aime pas faire des prescriptions alimentaires rigides : l’esprit humain est ainsi fait que bien souvent, s’il se donne des règles, ça lui donne immédiatement envie de les transgresser... et on sait maintenant aussi que lorsque l’organisme a un apport alimentaire fortement restreint, il modifie son fonctionnement comme s’il s’agissait d’une période de pénurie et se dispose pour faire des réserves !
Tout cela peut se passer dans un cabinet de médecin généraliste, mais pas toujours, pas à chaque fois, et il n’est pas le seul à intervenir dans ce domaine, heureusement. Le suivi de la personne dans la durée est un grand atout.

1) Liée jusque dans les années 70 aux conserves familiales dans certaines régions comme le Poitou.
2)Même si certaines vont contre le « goût », le plaisir et la convivialité : ainsi, dans certaines écoles, pour un anniversaire, on ne peut amener un gâteau fait à la maison : seuls les gâteaux sous cellophane, avec une date de péremption sont acceptés. Pouah !
3) Actuellement, c’est dangereux, donc criminel de mettre une femme enceinte au régime sans sel.

Martine Devries
Médecin généraliste

dimanche 13 juin 2010, par Martine Devries

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