Professeur Escande, vous avez présidé pendant six ans la Commission nationale de lutte contre le dopage. Vous en avez démissionné avec fracas en 1996 : voulez vous nous en rappeler les raisons ?
Il m’avait semblé que mon Ministre d’alors, Monsieur Guy Drut avait une vision politique du problème qui n’était pas la mienne. Là ou je voyais un double problème d’équité sportive d’une part, de santé publique d’autre part, lui paraissait ne voir qu’une affaire à ne pas trop ébruiter pour ne pas mettre en péril des intérêts de drapeau ou encore l’avenir économique du sport spectacle. Bref, nous n’étions pas sur la même longueur d’onde.
Qu’est ce qui distingue le dopage de la « prise de vitamines » ? Où est la frontière ?
Nous vivons en Etat de Droit et la réponse est donc très claire à donner du point de vue juridique. En matière de dopage ce qui sépare le produit dopant des « vitamines » en donnant à ce mot un sens symbolique, c’est le texte de loi qui définit la liste des produits dopants. Du point de vue médical et pharmacologique la réponse est beaucoup moins nette car l’effet placebo joue ici à plein. Cela posé lorsque l’on utilise des produits majeurs tels que les amphétamines, les anabolisants, les corticoïdes, l’hormone de croissance et l’érythropoïétine on est à coup sûr de l’autre côté de la frontière.
Peut-il y avoir vraiment une « tolérance zéro » ?
En principe, on pourrait songer à l’exiger. En signant une licence, un sportif s’engage à respecter la loi et les règles officiellement édictées. Il devrait en être des règles du dopage comme de celles du football ou du tennis ou du rugby. En pratique, il en va tout autrement et pour une raison très précise. En matière de dopage, comme déjà dit on navigue de l’équité sportive à la santé des participants. Or si le sportif est un travailleur qu’il faut protéger de lui-même et de son employeur en le tenant à l’abri du dopage, c’est aussi un travailleur de force dont on doit aider l’organisme à accomplir ce travail. C’est bien ici que se cristallisent toutes les difficultés. On ne peut pas demander à un sportif de Haut niveau de ne marcher qu’à l’eau claire, et il doit pouvoir se soigner sans avoir obligatoirement à stopper la compétition. Mais les processus de « justifications thérapeutiques » qui devaient permettre de résoudre ces problèmes ont tourné court. C’est pourtant là qu’il faudrait faire porter la réflexion médicale.
On ne peut pas faire de prévention efficace sans se baser sur des connaissances établies. Existe-t-il des études épidémiologiques réalisées sur des sportifs de haut niveaux, ou d’un niveau sportif moindre, « retraités » ? Peut-on préciser les conséquences de l’utilisation de substances dopantes ?
La grande affaire de la lutte anti-dopage c’est qu’elle repose pour l’essentiel sur des rumeurs et non point sur des connaissances précises. J’ai réclamé depuis longtemps et personne ne m’a jamais répondu à ce que l’on mette en route sous couvert du secret professionnel une étude épidémiologique concernant les athlètes ayant raccroché. On parviendrait ainsi à récolter des données qui constitueraient une base de connaissances réelles. Une fois les dégâts constatés la discussion prendrait un tout autre tour. Mais il est clair que de cette étude, personne ne veut. Toujours la même chose : l’alliance du drapeau et de l’argent, ne veut surtout pas de vagues. Alors quand un athlète ou ancien athlète meurt prématurément, on s’empresse de faire donner les pleureuses, mais d’étude sérieuse sur la cause du drame, on s’en passe.
Comment distinguer les effets du dopage de ceux de l’exercice continu et prolongé de sports parfois « violents » ?
Pour le moment, on ne sait pas. C’est pourtant un point essentiel. Cette question est l’occasion de souligner l’exceptionnelle dureté du métier de sportif. Il n’y a pas de champion ou même seulement de sportif doué qui puisse faire carrière sur ses seules qualités naturelles, sur sa seule « classe ». Cette question permet aussi d’insister sur un point majeur : le dopage sert plus pour l’entraînement que pour la compétition. Se défoncer le jour de l’épreuve n’est que marginalement ce qui permet la performance. La base de tout, c’est un entraînement de forçat.
La pression qui s’exerce sur les jeunes sportifs en faveur du dopage semble de nature multiple : dirigeants de club, entraineurs, collègues, famille... L’argent semble un moteur important. Si l’argent est une incitation majeure au dopage, les jeunes de milieu modeste ne sont-ils pas plus exposés ?
Je suis toujours frappé par ce double discours que je continue d’entendre. Si un futur champion semble sur le point d’éclore dans une famille très à l’aise souvent la famille met le holà devant la perspective du dopage. Lorsque, à l’opposé, un futur crack semble marquer le pas dans une famille aux ressources très limitées, la tentation du dopage s’impose pour ne pas faire s’évaporer le rêve d’argent entrevu…
Dans ce contexte (que nous venons d’évoquer dans les premières questions), une politique de prévention des méfaits du dopage est-elle réellement possible ? Quelle pourraient en être les grandes lignes ?
Tant que l’on ne saura rien de très précis sur la réalité des méfaits du dopage, on ne pourra rien proposer de sérieux. Le sérieux ne pourra commencer que lorsque l’on décidera que le dopage est à aborder comme un problème médical. Pour le moment le dopage n’a de bases que toxicologiques. On cherche dans un produit biologique, principalement l’urine, s’il n’y aurait pas un produit interdit figurant sur une liste officielle. Mais il est officiellement interdit à un médecin d’examiner un possible dopé. On veut dire que si un médecin note des signes cliniques témoignant d’un dopage, il lui est impossible de le signaler sur un document officiel. Seule la présence d’une substance interdite dans un produit biologique a du point de vue légal valeur de preuve du dopage. L’examen médical ne fait pas partie de l’arsenal diagnostique du médecin chargé de dépister le dopage. A tout prendre, c’est énorme. Mais, c’est bien connu : plus c’est gros, mieux ça passe.
Les médecins généralistes « signent » chaque années des millions de certificats de non-contre indication à la pratique sportive, parfois avec la mention « en compétition » : l’inscription aux activités dépend de ces sésames. Qu’en pensez vous ? Quel rôle la médecine générale de ville pourrait-elle tenir dans le cadre d’une politique de santé publique sur le problème du dopage ?
Versons dans l’utopie. Imaginons des études médicales qui fassent une part importante aux problèmes médicaux de terrain et qui s’éloignent un peu d’une biologie fictionnelle qui fera rire dans quelques décennies, imaginons que les médecins de terrain soient honorés pour ce qu’ils sont, les témoins directs du quotidien, rêvons qu’on songe officiellement à organiser et coordonner les observations effectuées par eux : à partir de cela on pourrait donner une base « santé publique » à la pratique intensive du sport et à sa dérive la plus dangereuse le dopage non contrôlé médicalement qui tourne à une véritable expérimentation humaine sauvage effectuée par de apprentis sorciers sans scrupules.
Pour l’instant, le médecin n’est pas impuissant en face d’un dopé : il peut le soigner et le conseiller. Mais aucune possibilité ne lui est offerte d’apporter sa pierre à une oeuvre médicale collective.