Depuis quatre ans, je propose un enseignement optionnel d’une dizaine d’heures par an aux étudiants en médecine de deuxième année. Cet enseignement est consacré au commentaire de textes littéraires choisis en fonction de certains thèmes comme la mort à l’hôpital, la douleur ou les représentations imaginaires et fantasmatiques des maladies, de la phtisie au sida. Donc une certaine histoire des mentalités à travers la littérature. Le but fixé est double :
– cheminer dans l’histoire des idées culturelles pour mieux comprendre le présent et se forger un jugement critique.
– prendre du plaisir à écouter et à lire des histoires pour mieux apprécier les récits des patients à venir.
Pour illustrer les éléments théoriques divers abordés en cours, durant trois années consécutives j’ai demandé à chaque étudiant de lire un livre parmi cinq romans ou récits proposés. L’examen écrit consistait en un commentaire critique du livre choisi. Cette année, devant la difficulté réelle à faire lire les étudiants, j’ai proposé à l’examen un exercice d’écriture assez particulier qui consistait à lire un récit de cas rédigé « médicalement », puis à le réécrire à la première personne, comme si l’étudiant devenait le patient en question. Le but étant de s’impliquer comme sujet dans le récit, d’imaginer des situations, et de revaloriser le langage commun non technique pour dire les choses. Voici les deux histoires proposées aux étudiants lors de l’épreuve écrite en décembre dernier.
Histoire n° 1 : « Je me nomme Katia… »
Une femme de 40 ans que nous nommerons Katia M. d’origine moldave, en France depuis deux ans, consulte pour des douleurs des cuisses et des épaules apparues, dit-elle, depuis son arrivée. Elle a consulté un médecin qui n’a pas décelé de pathologie et lui dit que ses douleurs sont dues à son obésité et à sa cellulite. Elle doit maigrir.
Elle vient me voir au centre de santé, en commençant par ce discours : « Je suis en France depuis deux ans et j’ai des douleurs ; j’ai vu un médecin qui m’a dit de maigrir, certes, mais… » Et elle accompagne sa phrase d’un haussement d’épaules.
Cette personne qui a obtenu des papiers d’identité depuis peu garde des enfants dans une famille qui la loge, la nourrit et la rétribue. Elle n’a pas encore la Sécurité sociale.
Elle parle bien français car elle l’enseignait en Moldavie. Sa famille, bien que modeste, est intellectuelle (instituteurs). Elle est mariée et a deux enfants. Son mari buvait. Elle décide de quitter sa famille et de venir en France dont elle a une image un peu romancée à travers sa connaissance de la littérature française classique. Elle arrive en France illégalement par l’Italie. Elle espère pouvoir faire venir ses enfants à qui elle téléphone régulièrement. Elle occupe ses loisirs le week-end à lire et à se promener. Elle est très tenace et ne pense qu’à économiser de l’argent pour obtenir un regroupement familial.
L’examen clinique ne décèle aucune pathologie organique.
À partir de ce court portrait vous imaginerez quelques jours de la vie intime de Katia confiés à son journal à la première personne (Moi, Je…). Vous insisterez aussi sur ce qui a pu la décider à consulter un premier médecin, ses attentes, sa déception puis sa démarche pour aller voir un autre praticien.
Histoire n° 2 : « Mon Nom est Antonio F. »
Antonio a 46 ans. Il vient consulter pour des douleurs musculaires cervicales et dorsales apparues depuis quelques semaines liées à son travail et à des manifestations d’angoisse. Il parle très peu le français. Il a l’air grave et soucieux. Il travaille sur un chantier, n’a pas de papiers définitifs sinon une attestation de soins gratuits. Au Guatemala, il travaillait dans un laboratoire. Il vit avec sa famille (sa femme et ses deux enfants) en banlieue dans un logement précaire. Il se nourrit visiblement mal. L’examen clinique médical ne révélera pas de pathologie.
Vous imaginerez quelques jours de sa vie en France, confiés à son journal et particulièrement ce qu’il en est de la blessure identitaire qu’il peut ressentir en fonction de ses conditions de vie précaire comme étranger.
Dans l’ensemble, les étudiants ont apprécié la démarche proposée. Il restait alors la question pratique de la nécessaire correction pour une notation sur 20. Il y a dans ce genre d’épreuve écrite une part de subjectivité inévitable aussi du côté du correcteur. Pour la limiter relativement, j’ai proposé de noter pour dix points la construction du récit, la syntaxe, la grammaire et la richesse imaginative ; pour cinq points la dimension des émotions ou affects, enfin pour cinq points la réflexion théorique comme matériau intégré au tissu narratif. La question de l’évaluation quantitative est bien entendu parfaitement secondaire. Depuis l’an dernier, l’Université de Franche-Comté m’a confiée en partenariat avec la Maison des écrivains, l’animation d’un atelier d’écriture à l’intention des étudiants en médecine et en psychologie sur le thème « médecine éthique et société ». Il est intéressant de souligner que l’initiative revient à la faculté des lettres qui, s’ouvrant aux autres, cherche ainsi à décloisonner les disciplines et les discours. La méthode que je propose aux étudiants est simple. Nous choisissons ensemble une thématique à partir de faits de société parus dans la grande presse ou de l’expérience de chacun découvrant l’univers de l’hôpital, puis le thème choisi est illustré par un extrait d’un texte littéraire se rapportant à la même problématique ; enfin l’étudiant élabore à son tour un texte personnel. Pour laisser trace, les travaux de cette première année d’atelier de réflexion par la lecture et l’écriture donneront lieu à une publication universitaire. L’expérience se prolongera la rentrée universitaire prochaine.
En conclusion, l’important est de transmettre le goût de la lecture de la fiction, pour mieux comprendre l’autre et le monde à travers soi-même. La lecture et l’écriture offrent un lieu virtuel pour penser ainsi sa pratique professionnelle, c’est-à-dire pour la moduler donc pour théoriser ses expériences. À suivre…
Une bibliographie :
– R. Bagros, G. Danou, A. Olivier, Anthologie de textes littéraires pour les étudiants en médecine, Ellipses, Paris, 1998.
– Colloque de la BPI du Centre Pompidou, Littérature et médecine ou les pouvoirs du récit, Presses de la BPI, 2001.
– M. Cifali, Transmission de l’expérience entre parole et écriture, Éducation permanente n° l27/1996-2.
– G. Danou, De médecine et de littérature, Médecine et Hygiène, n° 2315, septembre 2000, p. 1883-86.
– K. Hunter, « Remaking the case », in Literature and medicine 11, n° 1, The JHUP, Spring 1992 : 162-179.
– Un site Internet : http: //vvww.endeavor.med.nyu.edu/
Paru dans Pratiques n°18, p. 17, en juilllet 2002