Elle a cinq ans, elle vient du Kazakhstan. Elle parle russe comme sa mère et sa grand-mère. Je les croise toutes les trois régulièrement à l’école de ma fille et nous échangeons un « Здравствуйте ! » [1]. Il me reste quelques souvenirs de mes cours de russe…
Elles sont venues à ma consultation il y a un an, orientées par les éducateurs du CADA [2]. Cela les a étonnées que je puisse vivre dans le même quartier qu’elles et elles étaient contentes de pouvoir parler de leurs problèmes de santé. Il m’a fallu du temps pour comprendre leurs différents problèmes ; je leur demande de m’expliquer avec des mots simples et parfois nous avons besoin d’une traduction sur internet. Mes profs de russe n’avaient pas forcement imaginé que j’aurais besoin de savoir traduire le mot suppositoire.
La maman a contracté une hépatite C lors d’une transfusion. Le virus de génotype 3 continue de se développer et des signes de cirrhose sont apparus : son bilan biologique hépatique est perturbé et une fibroscopie gastrique a montré des varices œsophagiennes. De plus, elle présente comme sa maman un diabète de type 2. Après délibération, l’équipe pluridisciplinaire du CHU a décidé de lui prescrire un traitement en ATU [3] qui associe la ribavirine au sofosbuvir.
Je ne sais pas si tout cela affecte Albina, elle reste le plus souvent silencieuse. Par contre, l’inquiétude de la maman et surtout de la grand-mère, est manifeste. Elles dorment mal et avouent leur inquiétude pour l’avenir. Il faut dire qu’elles viennent d’être déboutées du droit d’asile… Nous avons donc fait une demande pour étrangers malades dont nous attendons la réponse.
Lors de la dernière consultation, je suis heureux d’entendre Albina me parler en français pour la première fois : « Pourquoi tu me mets le truc encore dans l’oreille ? ». Je lui explique que le premier « truc » c’était pour mesurer la température et que maintenant je dois regarder dans son oreille avec un appareil qui fait de la lumière pour voir si son oreille est malade… A la fin de la consultation, la grand-mère sort d’une poche plastique une tablette de chocolat. Elle me dit que c’est pour ma fille.
Ce geste, je l’accepte et la remercie, je lui explique qu’on mangera le chocolat à sa santé. Oui, bien sûr, on ne doit pas accepter les cadeaux des patients mais là, c’est différent. Peut-être veulent-elles compenser l’apparente gratuité de mes actes ? Elles bénéficient du tiers-payant par la CMU [4], de plus j’ai dû faire à plusieurs reprises des certificats médicaux pour leurs démarches administratives. Peut-être aussi parce Albina est maintenant plus à l’aise en français ?
J’ai eu un appel de l’assistante sociale du CADA il y a quelques jours qui m’inquiète beaucoup. La famille d’Albina arrive au terme du délai d’accueil et va devoir quitter les locaux. Elle n’a pas trouvé de solution de relogement et évoque plusieurs pistes. Elle a fait des demandes d’accueil en Appartement de Coordination Thérapeutique [5] qui sont en attente, sinon ce sera soit le 115, soit la rue !!!
Comment peut-on d’un côté financer un médicament à un prix exorbitant [6] et d’autre part ne pas trouver les quelques centaines d’euros par mois qu’il faudrait à la famille d’Albina pour avoir un toit ? Reverrai-je à la rentrée sur le chemin de l’école les grands yeux noirs d’Albina ?