Contexte : Septembre 2009, stage en autonomie supervisée au centre d’IVG et contraception de l’hôpital Louis Mourier, à Colombes.
Situation vécue :
J’avais déjà été sensibilisée au problème du dépistage, et de l’orientation des femmes subissant des violences conjugales en arrivant au centre d’IVG. Mon maître de stage m’en avait parlé à plusieurs reprises, me disant que la première consultation avant une IVG était le moment de poser la question aux femmes. Nous avons plusieurs fois essayé, avec les autres médecins du centre, de trouver la bonne formule, les bons mots pour donner envie aux femmes d’en parler, même si ce n’est pas toujours chose facile. Elle m’avait également conviée à un staff qu’elle animait dans le service de la maternité, avec plusieurs autres intervenantes du secteur : une psychologue spécialisée en violences conjugales, une gynécologue travaillant en maternité, une travailleuse sociale et une juriste.
Le 10/09/09 je reçois pour la première fois Mme B. 35 ans, qui souhaite faire une IVG. Comme toujours je pose des questions sur ses antécédents médico-chirurgicaux, et sur ses antécédents obstétricaux. Mme B. a eu 6 enfants, du même père, avec qui elle est depuis 17 ans. Elle est née en Côte d’Ivoire, et est venue en France « grâce à son mari », il y a 6 ans. Elle ne travaille pas.
Comme systématiquement, je pose la question du souhait ou non du dépistage du VIH. Elle me dit alors qu’elle souhaite faire les dépistages de toutes les IST, car elle voit bien que son mari sort le soir, s’alcoolise, rentre au petit jour, et « a probablement d’autres femmes ». Je lui pose alors la question des violences :
- Mais votre mari, il est gentil avec vous ? Il ne vous tape pas ?
- Avant oui, mais maintenant je me défends, alors il ne me frappe plus.
- Est ce qu’il frappe les enfants ?
- Non jamais.
- Et verbalement, il vous parle correctement, il ne vous insulte pas ? Il vous laisse faire ce que vous voulez ?
- Non… ça va. Avant oui, maintenant je me défends…
Je n’insiste pas plus, je reposerai la question après l’IVG, comme on le fait toujours dans ces cas là. Elle me dit que son mari est au courant de la grossesse, et qu’il est d’accord avec la décision d’IVG.
L’IVG a lieu le 15/09/09, par aspiration sous anesthésie locale, sans difficulté. Je prescris une pilule contraceptive à la patiente, en accord avec elle, et lui conseille d’utiliser des préservatifs si elle pense que son mari a des rapports sexuels avec d’autres femmes.
Entre temps, et cela tombait à pic, mon maître de stage avait programmé une réunion avec l’association ESCALE de Gennevilliers, qui apporte des aides de toutes sortes aux femmes victimes de violences. Le 24/09/09, je me rends donc dans ce lieu de rencontres et de solidarité, quasiment tenu secret, afin que les maris violents ne puissent pas retrouver leurs femmes.
La réunion commence, entre femmes (je ne suis pas très surprise), autour d’un café, thé, et petits gâteaux arabes. Chacune se présente, psychologues, travailleuses sociales, juriste, éducatrices, simples bénévoles. Le but de cette réunion était vraiment de rappeler :
Pour nous : les missions de l’association, ce qu’elle pouvait apporter aux femmes (soutien psychologique, groupes de parole, aide juridictionnelle, foyers d’hébergement d’urgence pour les femmes et leurs enfants…), comment les contacter, les horaires d’accueil pour les femmes...
Et pour elles : leur confier notre expérience du cabinet et du centre d’IVG, leur montrer combien le chemin est parfois long entre le dépistage, et la demande d’aide, leur offrir notre aide pour les besoins en certificats de coups et blessures, en accompagnement médical des femmes qui nécessitent des soins (grossesse, pathologies somatiques des femmes hébergées…)
Nous avons également reparlé des différents réseaux pouvant être utiles : le réseau ARES, le réseau périnatal 92…
Les femmes de l’ESCALE m’ont donné pleins de conseils pour parler aux femmes, ce qui je pense, a vraiment enrichi ma pratique.
En somme, comment travailler ensemble.
En tout cas s’il y avait un seul message que je devais retenir de cette réunion, c’est celui qu’il faut toujours proposer une aide, avec des informations concrètes (horaires, coordonnées géographiques et téléphoniques) et de toujours rappeler aux femmes qu’il n’y aura aucun jugement, qu’on ne les forcera jamais à quitter leur mari ou à porter plainte, qu’on peut simplement apporter une écoute.
Forte de mon apprentissage, je revois Mme B. le 29/09/09, 15 jours après son IVG, pour sa consultation de suites. Je lui pose d’abord la question des suites médicales de l’IVG (saignements, fièvre, douleurs), puis lui rends ses résultats d’examens qui heureusement sont tous négatifs (Sérologie VIH, TPHA-VDRL, PCR Chlamydiae, prélèvement vaginal).
Elle me dit avoir bien pris sa pilule, et avoir eu un rapport sexuel qu’elle a trouvé douloureux, et qu’elle me confie n’avoir pas désiré. Spontanément elle me parle alors de son mari, qui lorsqu’elle a souhaité discuter de ses absences répétées, et de la nécessité de porter un préservatif, l’a frappée au cou et au dos. Elle me dit s’être défendue, mais ne pas avoir porté plainte. Elle me confie alors en larmes qu’elle est dans une situation trop délicate pour faire quoi que ce soit, car elle a 6 enfants à élever, que c’est grâce à son mari qu’elle est venue en France, que dans son pays elle vivait dans une grande misère et que sa famille restée là-bas compte sur elle. Je lui dis que je ne pense pas que son père aimerait la savoir auprès d’un homme qui la violente (je n’ajoute pas les probables épisodes de violences sexuelles, qu’elle m’a suggérés). Mais elle me dit qu’il compte sur elle, qu’en Afrique on ne quitte pas un homme pour ça, surtout quand il représente une certaine sécurité sociale.
Je suis atterrée, démunie, triste pour cette femme que je sens prisonnière d’une situation des plus compliquées. Elle me dit qu’un jour, plus tard, quand elle aura un travail, que les enfants seront un peu plus grands, elle mettra un terme à cette situation. Elle pleurait avec une telle pudeur et une telle dignité que j’en étais meurtrie. Je lui dis que je comprenais, et lui parle alors de l’ESCALE. Je lui en explique les missions, lui explique aussi ce que concrètement ça pourrait lui apporter. Je lui remets les coordonnées et horaires d’accueil. Elle ne m’a d’abord pas semblé convaincue, car elle avait décidé de ne rien faire, mais j’ai appuyé sur le fait que c’était d’abord une écoute, pour ne plus être seule. Elle a acquiescé et m’a remerciée.
Après cette discussion des plus intenses, je l’ai examinée puis l’ai laissée repartir, j’avais rempli ma mission…
En pratique :
L’importance du dépistage des violences conjugales : quelques données chiffrées :
- En 2008, 156 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en France, et 27 hommes par leur conjointe ou ex.
- 1 femme décède tous les 2 jours et demi de violences conjugales. (Ce chiffre ne comprend pas les suicides et homicides de tiers).
- Dans les 12 mois précédant l’enquête ENVEFF, 1 femme sur 10 vivant en couple dit avoir été victime de violences exercées par son conjoint, soit 350 000 femmes rien qu’en Ile de France. La population la plus fragile est celle des 20-24 ans.
Quelques données aussi sur les violences faites sur les femmes enceintes :
- La grossesse est un facteur déclenchant ou aggravant des violences conjugales (40% des violences débutent pendant une période de grossesse, 40% des violences sont aggravées pendant la grossesse). 3 à 8% des femmes enceintes sont victimes de violences conjugales.
- Pratiquement un quart des demandes d’IVG sont en lien avec des violences subies. Dans une étude, toutes les femmes ayant eu plus de 2 IVG avaient été victimes de violences physiques et sexuelles au cours de leur vie.
- Les violences en elles-mêmes peuvent entraîner des fausses couches spontanées, des ruptures prématurées des membranes, des décollements placentaires, des retards de croissance intra-utérins. Le risque de prématurité est de 37% plus élevé qu’en l’absence de violences.
Quelques rappels juridiques :
- Toute violence exercée par un conjoint, ex-conjoint, à l’encontre de l’autre est au minimum délictuelle.
- Le viol conjugal est passible de la cour d’assises.
- Une femme victime de son conjoint violent a toujours le droit de quitter le domicile conjugal avec ses enfants.
- Le médecin a l’obligation de porter secours à une personne en danger.
- La grossesse est une période de vulnérabilité qui autorise la levée du secret médical pour faire un signalement.
Ces chiffres parlent d’eux-mêmes et indiquent l’importance du dépistage des violences conjugales en médecine générale, et en gynécologie. Cette expérience m’a aussi appris l’importance du réseau. Toute seule et sans formation, je n’aurais pas pu faire grand-chose, même si écouter c’est déjà beaucoup. Les missions du médecin généraliste sont nombreuses, mais son champ d’action reste limité. Il faut savoir passer la main à ses partenaires, et pour ça il faut les connaître. Plus j’avance dans la pratique médicale, et plus je me rends compte que pour apporter une information de qualité à ses patients, il faut être allé la chercher soi-même. Il faut aller voir, aller demander, aller rencontrer les gens, et les réseaux sont là pour ça !
Pour en savoir plus :
· -Enquête ENVEFF 2000 (enquête nationale sur les violences envers les femmes en France). Institut de démographie de Paris. Université Parsi 1 – Panthéon Sorbonne
· -Etude nationale des décès au sein du couple pour l’année 2008, Ministère de l’intérieur, délégation aux victimes.
· -Etude faite en 2006 par le Dr Gilles Lazimi, médecin généraliste à Romainville (Seine Saint Denis)
· -Publication de l’Antenne 92 de l’Institut de Victimologie. Septembre 2008 DRDF
· -Code pénal
· -Code de déontologie médicale
Mathilde Andlauer, médecin généraliste