J’écoute ce que disent tous les invités des émissions de radio et de télévision, j’essaie de lire le maximum d’articles de presse, et je tends l’oreille pour mieux entendre les paroles des femmes et hommes politiques. Les points de vue s’expriment sur la situation de guerre en France et au Moyen Orient, sur l’évolution du monde musulman, sur ce qu’il aurait fallu faire et ne pas faire de la colonisation à nos jours.
Puis l’analyse revient sur la situation en France et elle se focalise sur la banlieue, sur la vie périurbaine, là où règne « l’apartheid » selon la formule du Premier ministre. Ce monde je le connais bien, c’est le mien, j’y suis né, j’y ai grandi, j’y ai travaillé comme médecin généraliste et je continue à y travailler au sein d’un centre de santé communautaire. Je suis concerné et surtout impliqué.
Bien évidemment, la colère est constante quand j’entends expliquer ce qu’il faut faire, par ceux-là mêmes qui n’ont rien fait quand ils pouvaient le faire, et plus encore de colère quand j’entends les propos désolés de ceux qui ont détruit ce qui se faisait pour tisser le lien social, comme par exemple la destruction des réseaux d’aides spécialisés aux enfants en difficulté.
Et que dire de la parole de ceux qui s’emploient à rendre de plus en plus difficile l’accès aux droits sociaux. Je sais, par exemple, qu’ont défilé le 11 janvier des hommes et des femmes qui, dès le lendemain, dans leurs institutions comme la Caisse d’Allocation Familiale ou la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, ont poursuivi leurs luttes anti-fraudeurs à partir des courriers de dénonciations. Je suis bien certain que cette tragédie n’a pas augmenté le souci éthique de s’interroger sur l’utilisation de la délation comme outil anti-fraude, ni d’ailleurs de s’interroger sur les raisons pour lesquelles tant de personnes renoncent à faire valoir leurs droits. De même pour cet employeur resté sourd à la demande de cette mère de ne plus travailler avec les horaires décalés et sans cesse modifiés, ceci pour pouvoir s’occuper des enfants à la sortie de l’école. Et je connais tout le reste, tout ce qui fait l’humiliation du quotidien, ce qui construit la vulnérabilité et la précarité.
Parmi ceux qui prennent la parole, je peux identifier deux groupes. L’un fait surtout de gens (intellectuels) qui ne vont jamais en banlieue, mais qui ont un avis très précis sur ce qu’il convient de faire, c’est-à-dire responsabiliser les habitants de ces quartiers populaires ; et le deuxième groupe, celui des gens qui y vivent, qui y travaillent, ou qui y militent dans le monde associatif et qui disent qu’avant d’exiger une responsabilité républicaine, il faudrait commencer par rendre la vie supportable, c’est-à-dire ne pas avoir, comme seul projet, celui d’atteindre la fin du mois chaque semaine.
Les habitants de ces quartiers, dans leur immense majorité, n’ont pas les mêmes priorités que ceux qui vivent sans peur du lendemain. Bien évidemment, ils souhaitent tous que leurs enfants réussissent à l’école, qu’ils mangent bien, qu’ils aillent au foot ou à la médiathèque, qu’ils fassent la fête avec les voisins quelle que soit la couleur de leur peau ou de leur choix confessionnel, mais voilà, il faut faire face à une adversité qui se nourrit des inégalités sociales, du chômage, de la difficulté d’avoir accès aux droits sociaux et aux soins. La vie est particulière, quand il faut choisir qui sera soigné en priorité dans la fratrie. Quant à la santé des parents, elle est très secondaire…
Mais ceux qui ne vont jamais en banlieue ne veulent pas entendre cette description de cette réalité. Témoigner de ce que sont les conditions de vie, c’est être immédiatement accusé de victimiser les habitants des cités, c’est être complice des acteurs de l’économie parallèle, c’est favoriser le radicalisme religieux. Que cela soit pendant des émeutes ou après des attentats terroristes, nous profitons de ce temps d’expression pour dire que les inégalités sociales, que l’injustice, que l’humiliation forgent chez certains le désespoir, désespoir qui ouvre les portes à la dérive meurtrière. Cela n’excuse pas pour autant cette dernière, mais malheureusement l’explique, pour certains cas demeurés exceptionnels. Mais c’est tellement plus facile de dire qu’il faut plus de responsabilité individuelle, c’est tellement plus confortable de faire la leçon à toutes ces familles, c’est tellement plus facile de nier la responsabilité collective, de ne pas admettre que les politiques publiques se moquent bien de ce qui se passe de l’autre côté du périphérique, de rendre responsable l’école de la République de son insuffisance, alors qu’on la dépouille de ses moyens.
Malgré ce mal de vivre, malgré la honte que l’on veut faire porter à ces citoyens de la France d’en bas, sachez que ces habitants ne sont pas rancuniers, qu’ils sont prêts à servir leur pays, qu’ils ont soif d’être comme les autres, d’avoir les mêmes droits pour avoir l’honneur de remplir les mêmes devoirs. Alors, vous qui appelez sans cesse à la responsabilité individuelle, vous serez d’accord avec moi, cela commence par donner le droit de vote aux étrangers.