THANATOS ET LE DSM…
Il existe de multiples "entrées" dans ce débat, comme l’a laissé percevoir l’atelier avec Anne Perraut Soliveres, lors du récent Congrès du SMG à Malakoff. Chacun de ceux qui ne voient la question qu’avec un seul éclairage s’expose à une rigidité dans sa position et une surdité au discours des autres... Le piège est de se laisser contraindre à une réponse simple résultant d’un questionnement binaire "loi ou pas loi ?" , "pour ou contre l’euthanasie ?"...sans voir que la réponse fournie est elle-même dans tous les cas, potentiellement privative de liberté et porteuse de menaces de dérives.
Chacun des éclairages, isolé, ne peut qu’induire le trouble ou le fanatisme ; celui de la "pratique" de l’accompagnement, celui de la prise en compte des pressions socio-économiques, celui de l’approche philosophique, celui de la réflexion "ontologique" sur la vie- la dignité-la mort, celui de la prospective cherchant à décrypter l’usage politique possible des mesures qui seraient prises, celui de l’approche sociologique qui englobe l’émotion manipulée de l’opinion périodiquement réactivée...
Sans "déconstruction" de la question elle-même nous ne pouvons qu’accentuer les antagonismes, sans être vraiment en situation de les résoudre. Ricoeur acceptait l’idée que dans tout débat éthique puissent persister au terme des échanges les plus complets des ’désaccords irréductibles’... Ceux qui veulent inscrire leurs convictions dans une loi sont-ils en situation d’accepter ces désaccords irréductibles ?
Dans le désordre et sans hiérarchie quelques questions iconoclastes :
- La loi n’est-elle pas par nature normative ? En acceptons-nous la logique dans toutes ses conséquences, même au prix d’une privation de liberté ou d’une contrainte dans un domaine éthique ?
- L’acharnement palliatif est évoqué ? Constat fondé ou procès d’intention ? Le seuil de l’acharnement supposerait des critères, lesquels et élaborés par qui et dans chaque circonstance ?
- Certains évoquent "la dignité" de celui qui serait en situation de réclamer la mort... N’est-ce pas la plus outrancière posture du pouvoir médical que de décréter que des vies seraient devenues ’indignes’ ? Cette affirmation n’est-elle pas porteuse de l’affirmation que certaines vies ’ne méritent pas d’être vécues’ parce qu’aurait été proclamée l’indignité de leur prolongement ? Que nous a donc enseigné l’histoire pour que certains veuillent user de la loi pour inscrire des pratiques ouvrant la voie à toutes les dérives eugénistes imaginables, bien au-delà (ou en deça) de la fin de vie...?
- Lorsqu’un souffrant en déchéance physique est soumis à la maltraitance de l’insuffisance des soins et de l’accompagnement, est-ce son "indignité" à lui qui est en cause ou n’est-ce pas au contraire l’indignité des soignants et des accompagnants en défaillance ? Et si le ’droit de mourir dans la dignité’ cachait, parfois (ou souvent) l’indignité, individuelle ou collective, de ceux qui défendent cette cause pour protéger la société comme leur personne d’un poids lourd à assumer, tant psychologique et affectif qu’économique ? Et si la logique néolibérale moderne qui exclut le "non-productif" et le "à-charge" comme des parasites ne trouvait pas ici l’ultime illustration de son cynisme et de sa barbarie... A quand la "barbarie éthique" des officines, référents et procédures, légalisées et rémunérées, de la mort programmée de ceux dont nous ne croiserons plus le regard car nous aurons par avance décrété "leur" indignité ?
- Et si notre profession devait accepter le poids du caractère éternel de ces questionnements et se "contenter" de défendre la dignité des hommes, sans accepter cette nouvelle catégorie ’l’indigne’ qui fera si nous en sommes complices son entrée dans une version future du DSM sous la protection d’une éthique utilitariste toujours en quête de complicités médicales pour la normalisation de la société tout entière ?
- Aider à mourir parfois ? Sans aucun doute et en expression de la rencontre de deux libertés et de deux dignités. Ces deux termes ne concernent que le souffrant concerné et le soignant. La loi ne peut inscrire ce qui ’se peut’ sans d’immense garde-fou pour que la libre interprétation ne débouche sur ce qui "se doit"... Dans le pire scénario, même pas utopique, seront créées ensuite les "consultations d’annonce" avec intervenant spécialisé qui distribuera la sentence de l’indignité décrétée ’ouvrant droit’ à demande de fin de vie... Il suffira de préciser que l’acharnement ne serait plus ’pris en charge’ par la collectivité pour que patient et entourage se réduisent à l’acceptation du pire... Nos législateurs résistent encore, mais pour combien de temps ? Serions-nous vraiment ’soulagés’ et plus dignes si thanatos entrait dans le DSM avec ses organigrammes de bonnes pratiques ? Je ne le crois pas ; mais je sais que nous vivons dans un monde ou cette option semble à beaucoup souhaitable.