Et si la maladie était collective ?

Margot Smirdec, médecin anesthésiste-réanimatrice, a démissionné fin 2022

En 2018, j’ai prêté serment. J’ai juré d’être « fidèle aux lois de l’honneur et de la probité [et] de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. ».
Jusqu’à fin 2022, j’étais médecin anesthésiste-réanimatrice.
Et puis, je n’ai pas tenu. J’ai flanché. J’ai abandonné. J’ai démissionné. Je me suis barrée. J’ai trahi mon serment, mes engagements, mon métier.
Quoique.
Et si la maladie était collective et que je n’étais que l’un de ses symptômes ?
Et si c’était logique, à défaut d’être normal, de se sentir profondément mal lorsqu’on exerce la médecine aujourd’hui en France ?

Comment je soigne ce jeune patient en pleine crise d’asthme qui revient tous les trois mois, et qui vit au milieu des pots d’échappement, dans la poussière et la moisissure ? Comment je soigne ce SDF en réanimation, où je dépense sans compter, en sachant qu’il va retourner dans la rue à sa sortie d’hospitalisation ? Est-ce que ça a du sens ? Comment puis-je agir sur les causes qui l’ont conduit à la rue ? Serait-ce trop tard ? La violence sociale n’a-t-elle aucun rapport avec le métier dans lequel je me suis engagée ? Et que puis-je répondre à cet agriculteur chez qui un cancer vient d’être diagnostiqué, lorsqu’il me demande si c’est à cause des pesticides qu’il répand depuis des années dans ses champs qu’il est malade ?
Comment puis-je être médecin dans une telle société, une société qui court à sa perte ? Une société qui fabrique de la maladie par le stress, la pollution, la malbouffe, les inégalités sociales, la violence et qui prétend pouvoir soigner toutes les maladies à coups et coûts de chimie, de robotique, de génétique et d’intelligence artificielle ; et prétend bientôt vaincre la mort. Comment je fais pour vivre avec ma profonde dissonance cognitive et mon sentiment d’absurdité permanent ?
C’est à ce stade que j’ai démissionné. Je n’y arrivais plus. Ma santé allait y passer. Je commençais à me cramer. Ma décision a progressé par marches d’escaliers. De prise de conscience en prise de conscience. De déception en déception. De tentative ratée en échec d’initiatives. La dernière marche que j’ai accepté de descendre, c’est la marche de l’amertume, voire de l’aigreur. L’air de rien. Dans un style lyrique, mais non moins piquant, j’ai commencé à glisser quelques mots d’invective dans des dossiers de patients ; pointant du doigt ce qui me semblait être des absurdités. STOP. J’avais franchi la ligne rouge, ma ligne rouge, mes limites. J’étais en train de devenir celle que je ne souhaitais jamais être.
Et si, à défaut d’exercer la médecine, en particulier l’anesthésie-réanimation, au sein d’un établissement de santé, je pouvais tout de même tenter de l’exercer ailleurs ? Dans une dimension plus collective.
Je fais l’hypothèse que la maladie est collective avant d’être individuelle ; une maladie de la relation à l’autre, à nous, à l’environnement.

Les symptômes

Une espérance de vie qui stagne ou diminue dans les pays riches. Un nombre de cancers qui flambe. Des maladies cardiovasculaires qui grimpent. Des maladies mentales qui explosent, notamment chez les jeunes. Une population qui se crame, sous la forme de burn-out, entre autre. Une pollution qui s’accroît et s’expand. Un climat qui se dérègle. Une biodiversité qui meurt. Des océans qui s’acidifient. Des guerres partout sur le globe. Je m’arrête là aux principaux symptômes.
Du côté du système de santé français : des soignants et soignantes qui partent en masse, hélas (comme moi), de gré ou de force (surmenage, maladies professionnelles) ; des délais de prise en charge qui s’allongent ; des établissements qui galèrent, avec l’hôpital public touché le premier et le plus durement pour le moment (mais ça commence à se voir aussi dans les autres établissements – après tout c’est la même maladie) ; des scandales qui se multiplient (ORPEA, les crèches privées, derniers en date) ; des services qui ferment (urgences, psychiatrie et maternité en tête) ; des territoires qui se désertifient (dans tous les sens du terme, les sols comme l’offre de soin).

Réanimer le collectif !

Fidèle à mon passé d’anesthésiste-réanimatrice, je crois que notre collectif a besoin d’être réanimé !
J’ai une bonne nouvelle : le traitement de la maladie collective a déjà commencé ; la santé intégrative, communautaire et planétaire défriche le chemin.

Santé intégrative, communautaire et planétaire

La santé intégrative : s’intéresse à prendre en charge les patients dans toutes leurs dimensions, physique, psychique, émotionnelle, spirituelle et en relation avec l’environnement. Elle fait donc appel à une pluralité de professionnels de la santé et du soin, associant médecines « conventionnelles » et « complémentaires ». En s’intéressant à toutes les dimensions du patient, elle s’intéresse aussi aux relations qu’entretiennent les patients avec les soignants. Et quoi de mieux que des soignants eux-mêmes en bonne santé pour nourrir de bonnes relations avec leurs patients.
La santé communautaire : selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé communautaire est le processus par lequel les membres d’une collectivité, géographique ou sociale, conscients de leur appartenance à un même groupe, réfléchissent en commun sur les problèmes de leur santé, expriment leurs besoins prioritaires et participent activement à la mise en place, au déroulement et à l’évaluation des activités les plus aptes à répondre à ces priorités. La santé communautaire permet notamment de prendre en considération les déterminants sociaux de la santé et de les prendre en charge au même titre que les autres déterminants de la santé.
La santé planétaire : selon l’Alliance Santé Planétaire, il s’agit d’une approche globale de la notion de santé, reliant différentes disciplines scientifiques (biologie, écologie, climatologie, anthropologie, etc.) et pratiques (médecines humaine et vétérinaire, architecture, agronomie, etc.). La santé planétaire éclaire les relations complexes qui nous lient aux écosystèmes terrestres. Le constat est sans appel : notre santé et notre bien-être dépendent de ceux de tous les autres êtres vivants. Il en découle qu’en prenant soin de la santé du vivant, nous prenons soin de nous-mêmes. Cette notion de co−bénéfices est au cœur de l’approche de santé planétaire. Soigner la qualité de notre alimentation, de l’eau que l’on boit, de l’air que l’on respire, de nos habitats pour prévenir les maladies avant tout !
Je pense que nous avons besoin d’aller un peu plus loin que ces trois approches de la santé. Pour paraphraser Aurélien Barrau : proposer une médecine politique, poétique et philosophique.

Une médecine philosophique, politique et poétique

Une médecine philosophique : une médecine qui prend du recul et se pose des questions.
A-t-on réellement besoin de casques de réalité virtuelle pour les patients et patientes ? N’est-ce pas là une des causes de la maladie collective ? Des métaux rares, des terres rares, des énergies fossiles ; une technologie coûteuse souvent fabriquée à l’autre bout du monde par des populations sous-payées, notamment par des enfants, dont la vente ira bientôt engraisser des actionnaires aux dividendes qui explosent pendant que les files d’attente s’allongent aux Restos du cœur et que le nombre de SDF croît d’année en année. Des casques de réalité virtuelle, mieux que rien ? N’aurions-nous pas mieux à faire ? Majorer l’effectif des soignants pour tenir la main de ces mêmes patients et être là quand ça ne va pas ? Former ces soignants aux techniques de communication thérapeutique, ou d’hypnose par exemple ?
Qu’est-ce qu’une innovation médicale ? Doit-elle nécessairement être faite de technologie informatique, robotique, génétique, ou biologique ? Ne peut-elle pas être aussi empreinte de technologie relationnelle, sociale, organisationnelle ?
Quelles technologies souhaitons-nous garder ? Je ne me verrai plus exercer sans certaines applications en poche sur mon téléphone, ni sans un échographe portable. L’Intelligence artificielle va certainement nous faire gagner du temps à l’avenir dans de nombreuses situations, mais son utilisation est très énergivore, notre usage gagnerait à être plus parcimonieux je crois, ou a minima réfléchi et discuté. Notre formation, notre quotidien et notre recherche méritent d’être repensés en nous posant les questions à l’échelle de la santé planétaire et non individuelle uniquement. Sans oublier de nous former à la médecine de catastrophe qui peut vite s’imposer, conduisant parfois à devoir se débrouiller sans nos technologies habituelles. Inondation, attaque informatique, rupture d’approvisionnement de médicament, pandémie ; ces dernières années nous donnent une idée de ce qui nous attend à l’avenir dans un monde en crise.
Et jusqu’où doit-on aller ? L’obligation de moyens est-elle tenable ? Honnête ? Saine ? Est-il sérieux de prétendre à « la mort de la mort » ? Doit-on mettre toutes les ressources technologiques et financières pour faire gagner quelques jours, semaines, mois de vie à quelques personnes dont les jours sont comptés, quitte à assombrir les conditions d’habitabilité pour des générations futures ? La crainte des dérives eugénistes doit-elle nous faire oublier notre mortelle condition ? N’est-ce pas absurde de voir apparaître une demande sociétale forte en faveur de l’euthanasie dans une société qui vit dans le déni de sa peur de la mort ? L’impossibilité apparente à porter ces questions dans le débat public n’est-elle pas le témoin d’une grave crise démocratique de notre société et la cause de certains de nos maux, notamment collectifs ?

Une médecine politique : une médecine qui prend ses responsabilités et qui cesse de regarder ailleurs.
L’urgence médicale est-elle à installer toujours plus de robots chirurgicaux dans l’intégralité des blocs de France (ces mêmes blocs qui ferment par manque de soignants) ou bien plutôt à la lutte contre la construction de l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres ? Cela paraît peut-être n’avoir strictement aucun rapport. Néanmoins, désormais conscients des liens d’interdépendance entre tous les écosystèmes de la planète et des nombreuses causes des maladies qui dérivent de nos modes de vie, la question n’est peut-être pas si absurde après tout. Je ne dis pas non plus qu’il faille faire un choix définitif entre l’un ou l’autre, mais je m’interroge sur notre sens des priorités collectives. J’ai grand besoin de souffle démocratique qui ne peut exister, je crois, si de telles questions ne sont pas posées. Seul on va vite, ensemble on va loin.
Les inégalités créent du stress pour tous et toutes, pauvres comme riches. Les violences génèrent de la maladie. Je ne parviens plus à fermer les yeux et à m’anesthésier dans mes privilèges. Ne sommes-nous pas en train de devenir complices d’un système de santé à deux vitesses qui épuise les ressources de la planète pour soigner toujours plus les toujours plus riches ? Jusqu’où ira cette compétition généralisée pour la vie, dans laquelle seuls les plus riches survivent ? Treize années d’écart d’espérance de vie entre les 5 % d’hommes les plus pauvres et les 5 % d’hommes les plus riches, en France. Qu’attendons-nous pour prendre notre responsabilité pour retrouver un équilibre social et sanitaire propice à la santé de tous et toutes ? Peut-être que nous ne savons pas comment nous y prendre et nous nous sentons impuissants.
Que pourrait donner une médecine collective ? Peut-être une médecine en gouvernance partagée, réellement démocratique (le pouvoir des personnes soignées et soignantes, par les personnes soignées et soignantes, pour les personnes soignées et soignantes). Apprendre à écouter, à s’écouter, à se faire confiance, à communiquer, à oser dire. Ne plus taire toutes les formes d’oppression systémique auxquelles nous contribuons. Apprendre à les reconnaître. Faire notre introspection collective. Se former dans les outils dits de l’intelligence collective et les techniques de coopération.
Moins de soignants pour plus de patients. Telle est la dynamique que nous semblons suivre. Ou bien nous faisons plus vite et moins bien les actes de soin pratiqués. Ou bien nous sélectionnons les patients. C’est le dilemme qui pourrait se poser et auquel d’autres que nous répondent à leur façon, à savoir faire plus vite et moins bien et sélectionner les patients. Il n’est finalement pas impossible de cumuler les deux options, nous le vivons au quotidien. Pourrait-il exister une troisième voie ? Apprendre à prévenir, dépister et traiter certaines maladies, dont la maladie collective elle-même, à plusieurs, en groupe, en collectif par exemple. Je parle en effet de collégialité au sens littéral du terme et non dévoyé, à savoir décider en équipe sur le modèle de la gestion par consentement par exemple (ce qui est nettement plus exigeant que ne le laisserait penser le fait de simplement s’asseoir à plusieurs autour d’une table et de parler). Je pense aussi et surtout à des groupes de patients. Plus encore que de patients experts. L’éventualité de prendre en charge des groupes de patients. Comme c’est déjà fait parfois en éducation thérapeutique. L’idée serait de le répliquer, de l’adapter, de le bonifier. Non pas pour soigner à la chaîne et en mode productiviste. Non. Des groupes de patients qui évoluent dans un cadre soutenant où la coopération serait de mise entre toutes les parties du groupe, soignants comme soignés. Il y a du boulot ! D’autant que le risque que le remède soit pire que le mal est réel tant le travail de facilitation de la coopération est un art délicat et subtil, et notamment la tenue d’un cadre pour le groupe qui soit sécurisé et sécurisant. Cette coopération pourrait être aussi étendue à de nombreux métiers, du secteur de la santé, et du soin plus largement : agriculture, collectivités, designers, ingénieurs, architectes, enseignants, justice (justice restaurative), police (police de proximité), etc. La coopération à tous les étages au service d’une démocratie restaurée et d’un mieux vivre ensemble.

Une médecine poétique : une médecine qui n’a plus peur de ses émotions et de son besoin de sens.
S’appuyer sur la science sans s’y laisser enfermer. Retrouver de la joie. Retrouver le sens du soin. L’art peut probablement nous y aider. Le monde végétal et animal non humain également. Les fêtes. Les rituels païens. Mais aussi religieux, pour les personnes qui en ont le besoin. Se nourrir de la richesse du monde de l’autre. Oser se rencontrer vraiment. Réenchanter les lieux de soin. Pourquoi n’y a-t-il presque plus aucun espace de vie commune dans les établissements de soin ? Cuisines, salons, bibliothèques, salles de jeux, salles de sport, jardins. Comment retrouver l’élan de vivre, seul, isolé dans une petite pièce, sans couleur et sans odeur ? N’a-t-on pas aujourd’hui les connaissances et les compétences pour allier hygiène, sécurité et vivre ensemble au sein d’espaces partagés ?

Une médecine plus humble

Une médecine qui reconnaît notre vulnérabilité individuelle et collective et qui tente de l’accueillir. Qui cherche l’équilibre entre, d’un côté, l’exhibition, la promotion et l’esthétisation de la vulnérabilité et de l’autre, sa dénégation, son bannissement et son arraisonnement. Ce qui permettrait peut-être de reconnaître une forme d’anesthésie collective et/ou d’addiction dans notre volonté de consommation effrénée, ainsi que de dysrégulation émotionnelle collective, voire de maladie mentale avérée étant donné notre perpétuation de tous les mécanismes qui génèrent de la violence (physique, verbale, psychologique, sexuelle, économique, administrative, sociale, symbolique, environnementale) et notre incapacité à coopérer mondialement pour prendre soin de nous et de nos conditions d’habitabilité actuelle et future. Prendre conscience de sa maladie, c’est le premier pas pour commencer à la prendre en charge.

Et si la médecine était collective ?

En 2018, j’ai prêté serment. J’ai juré d’être « fidèle aux lois de l’honneur et de la probité [et] de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. ».
Le chemin est long, mais j’ai envie de m’y risquer. Peut-être à la marge du système de santé, ou du moins dans un autre métier. Mais peu importe au fond, je crois qu’il y a de nombreuses options et terrains à explorer sur ce chemin.
Et si nous y allions tous et toutes ensemble et imaginions la médecine collective et coopérative de demain ?

Références
A. Case, A. Deaton, Morts de désespoir, L’avenir du capitalisme, Presses universitaires de France, 2021.
A. Desbiolles, Réparer la santé, Rue de l’échiquier, 2023.
C. Richard & L. Drul, La santé communautaire : une autre politique du soin, 369 Éditions, 2023.
J. Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte, 1993 et 2009.
J. D. Zeitoun, Le suicide de l’espèce : Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies, Denoël, 2023.

par Margot Smirdec, Pratiques N°104, avril 2024

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