Au revoir chère douleur…

Sophie Chenay,
Psychologue pour enfants.

  1. Parfois la souffrance prend une place si envahissante dans notre vie qu’on pense qu’elle durera toujours parce qu’on ne se souvient même plus de ce que c’est de vivre sans. Mais un beau jour, on se rend compte que quelque chose a changé. Au début, on pense qu’il y a un problème, parce qu’on ne comprend pas cette nouvelle.
  2. Michael Jeandot

Que reste-t-il dans ma vie aujourd’hui, chère douleur, après ton passage ? Tant de choses ont changé en moi et autour de moi. J’ai l’impression de me réveiller après des années de coma. Je sais qui j’étais, je sais ce que je suis devenue avec toi à mes côtés, et pourtant je ne sais plus très bien qui je suis depuis ton départ, comme si je devais me ré-apprivoiser…

Comment réapprendre à vivre sans toi, toi qui occupais toute la place. Je vois que les autres ont construit leur vie, tandis que moi je faisais tout pour ne pas la perdre. Même en cherchant bien, je ne me souviens de rien à part toi. As-tu le pouvoir d’arrêter le temps ? Ou bien as-tu plutôt celui d’effacer les souvenirs heureux ?
Comment réapprendre à sourire sans se dire que c’est pour te masquer ? Comment réapprendre à marcher alors je ne sais plus comment mon corps avance ? Comment se rouvrir aux autres, alors que pendant des années je me fermais pour mieux te dompter ? Comment réussir à dormir en sécurité, alors que c’est justement en restant réveillée que j’ai réussi à m’habituer à ton pouvoir destructeur et à ne pas te laisser me dominer ?
Et une fois les douleurs plus douces, quand mon esprit s’est remis à fonctionner, pourquoi tous ces souvenirs et ces cauchemars de torture me hantaient encore chaque jour et chaque nuit, alors que tu n’étais quasiment plus là ?

Le temps est sûrement venu d’arrêter de me poser toutes ces questions et de me remettre à vivre ma vie sans toi. Et pourtant, maintenant que tu n’es plus là, je me rends compte que tu laisses un vide incompréhensible.
Est-ce finalement cela la reconstruction ? Devoir tout réapprendre comme un nouveau-né qui apprend la vie…

Chère douleur, tu m’as accompagnée pendant tant d’années, et contre toute attente, c’est ton pouvoir de transformation qui a été plus grand que tes stigmates. Grâce à toi, j’ai appris à découvrir certaines facettes de ma personnalité, mais surtout j’ai réussi à devenir une vieille personne à l’intérieur d’un corps de jeune femme. Et dire qu’il n’y a pas si longtemps que cela, c’était l’inverse…
Un pas à la fois, c’est le secret m’a-t-on dit. Je redécouvre progressivement qui je suis sans avoir besoin de te porter. Quelle chose étrange que de vouloir pendant tant d’années me séparer de toi, alors qu’aujourd’hui j’ai besoin de temps pour te laisser réellement t’en aller.

Et puis un jour des réflexes d’antan reviennent, de nouveaux repères se créent, des joies se réinstallent, et surtout l’envie de vivre réapparaît.
La fierté d’y croire de nouveau et d’y arriver gagne enfin chaque petit événement de ma vie, et une force insoupçonnée refait surface. Je me sens comme une fleur qui éclot, où chaque pétale grandit, se multiplie, et enrichie de son habit et de son doux parfum son cœur resté solide malgré les tempêtes.

Mon aventure sans toi continue. Mais je te rassure chère douleur, ton passage a laissé une trace indélébile dans mon corps et dans mon âme. Tu peux partir tranquille, je ne pourrais pas t’oublier.
En revanche, je te promets de vivre ma vie en mesurant la chance que j’ai de ne plus t’avoir comme colocataire. C’est la plus belle chose que tu m’as apprise.
C’est en revenant des abîmes que l’on s’aperçoit que la vie a parfois un goût de paradis.


par Sophie Chenay, Pratiques N°89, avril 2020

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