Tourner sept fois la langue dans la bouche

Dans le monde des soins, on passe son temps à essayer de ne pas trop en dire tout en prononçant des paroles d’une grande violence, non par l’intention de faire mal, mais en ce qu’elles portent en elles de multiples sentences. Convaincue que la parole est le seul moyen de dissiper les malentendus, je n’ignore pas pour autant la violence symbolique que peut véhiculer cette parole. Car celle que l’on espère n’est pas souvent au rendez-vous. Celle, apaisante, du soulagement devant un diagnostic moins sévère que celui que l’on craignait, n’est pas difficile à émettre. Plus angoissante est celle qui, au contraire, confirme les craintes ou s’inquiète de constater que le sort s’acharne et que l’aggravation s’installe alors que l’on croyait sortir du tunnel. Il n’y a guère de place pour cette parole détachée, cette parole légère que l’on peut envisager dans un contexte habituel et qui sert le plus souvent à remplir les vides lorsqu’on ne sait pas quoi dire. Toute chose n’est pas bonne à dire, surtout les vérités nous dit-on. Comment fait-on alors pour décider ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas ? Comment fait-on pour savoir ce que l’autre est prêt à entendre, ce qui va le terrasser ou au contraire lui donner la force de s’acheminer vers le versant qu’il espère ? Quelle place peuvent donner à une parole aussi chargée d’affects des soignants qui n’ont pas eux-mêmes de lieu où ils se sentent entendus ? Car si le temps de la parole a disparu de nos univers en flux tendu, c’est qu’on n’a pas su (ou pu) le défendre, tout attentifs à autre chose, croyant résoudre la crise de notre institution par davantage de rigueur et de traçabilité sans comprendre que l’on détruisait l’essentiel de l’autre main.

Après des siècles de silence et la magie qui va avec, la parole est aujourd’hui exigée de la médecine. Or, cette médecine n’a jamais voulu rendre compte de ses tâtonnements, ses essais, et erreurs, et pourtant elle excelle à communiquer sur ses réussites. De plus, la médecine n’a jamais essayé de parler clair. Du latin incompréhensible pour le commun des mortels, elle a tiré une espèce de langue parfois très littéraire, voire poétique ou hypertechnique, mais certainement pas conçue pour la communication avec un sujet non initié, fragilisé de surcroît par la crainte du mystère qu’est la maladie pour le commun des mortels. Si l’on n’apprend bien une langue qu’en étant baigné dedans, il faut avoir fort à faire avec la médecine pour se familiariser avec son langage, ses non dits, son silence. C’est cette attitude de la médecine qui est vivement critiquée aujourd’hui et cette nouvelle exigence du public peut provoquer de redoutables maladresses lorsqu’elle pousse à parler des soignants qui n’ont pas appris à le faire. La parole du soignant n’est pas une parole aisée. Elle porte en elle un tel pouvoir, est chargée de tant de craintes et d’espoirs qu’elle ne peut pas s’énoncer sans précaution ni risque de malentendu. Aussi l’urgence est-elle d’apprendre d’abord à écouter, car s’il y a quelque chose que la médecine sait encore moins faine que parler clair, c’est bien d’écouter ce que le patient a à dire de son histoire, de son ressenti, de ses attentes. Il ne peut y avoir de parole juste que celle adressée à quelqu’un dont on a entendu la demande, ce qui demande une capacité d’écoute qui n’est pas enseignée à l’université et une humilité qui n’est pas toujours au rendez-vous.

Ainsi, que penser d’un chirurgien qui répond à une mère évoquant l’inconfort de son fils de vingt-cinq ans sauvé il y a plus de vingt ans par la médecine, d’un cancer des fibres lisses, au prix de mutilations considérables : « C’est un mort ressuscité, prenez-le comme il est ». Ce jeune homme qui a fait de brillantes études et travaille aujourd’hui comme ingénieur est affecté d’un prolapsus et d’émissions de selles incontrôlables : « Réduire son prolapsus ? C’est de la médecine de 50 millions de consommateurs... je n’ai pas de temps à perdre pour le confort de quelqu’un qui devrait être mort depuis l’enfance... » Ou encore, « Pourquoi voulez-vous changer ses médicaments pour des médicaments remboursés, vous n’avez pas cinquante euros par semaine à consacrer à votre fils ? » Et je passe sur les erreurs commises du fait de l’absence totale d’écoute des compétences de cette mère qui connaît parfaitement le dossier de son fils, ainsi que tous les détails des interventions qu’il a subies durant toutes ces années, les régions irradiées de son corps qu’elle a signalées comme intouchables qu’on a ouvert quand même pour constater... qu’elles étaient intouchables... Ce qui est remarquable dans cette aventure, c’est que ce que savent cette mère,-et son fils leur a été enseigné par l’expérience et par des médecins qui ont pris le temps de leur expliquer la maladie, les traitements, les risques, les séquelles, et que ces savoirs leur sont indispensables aujourd’hui pour cheminer, voire se défendre face à d’autres médecins qui dénient leur compétence, méprisent leurs attentes légitimes et font fi de leur parole. Un malade capable de s’exprimer, la ténacité d’une mère qui tient son fils à bout de bras depuis vingt cinq ans représentent-ils un danger pour le pouvoir de certains médecins ? Cette histoire, exemplaire de tant d’autres, se vit au quotidien dans cette famille puisque Pierre est actuellement en dialyse et attend qu’on puisse lui greffer un rein. Il est clair que ces médecins se font de la médecine une idée limitée à la victoire sur la maladie sans considérer les conditions de la survie, voire s’intéressent exclusivement à la recherche sur la maladie. Or, la iatrogénie de certains traitements mérite à elle seule toute l’attention que l’on doit porter aux patients, mais il semblerait que plus la spécialité est pointue, moins les médecins ont de temps à perdre à considérer les notions de confort... Une autre violence est celle faite aux malades en « échappement thérapeutique » condamnés aux « soins palliatifs » par une médecine de plus en plus tournée vers l’efficacité à court terme. Les services de soins palliatifs sont certes dotés plus largement que les autres, mais il arrive de plus en plus souvent que la sentence soit vécue comme une condamnation à mort. Il est de bon ton, aujourd’hui, de regarder la mort en face et les discours sur la chose sont parfois fort mal compris et oh combien mal reformulés. Ainsi cette aide soignante, convaincue de bien faire, disant à une malade : « Vous savez, contre la maladie on ne peut rien faire, maintenant il faut être prête pour ce qui va arriver. » La malade s’est plaint aux autres soignants en disant : « Mais je ne suis pas du tout prête moi, cette femme me fait peur je ne veux plus la voir, elle a réussi à faire pleurer toute ma famille »... ou encore à une autre patiente « Votre heure est arrivée, il faut partir »... Et à la sœur de cette patiente : « Dites lui qu’elle peut partir tranquille, que vous êtes prête, après elle partira... »

Combien de temps faudra-t-il encore pour que nous apprenions à les écouter au lieu de parler à la place des patients ?

par Anne Perraut Soliveres, Pratiques N°32, janvier 2006

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