Sur le bord du fauteuil

Comment se rendre accessibles aux patients qui n’osent rien demander et qui sont muets ? Une généraliste évoque les outils cliniques qui peuvent nous aider à sortir de notre surdité et à répondre au défi posés par ces patients jusqu’ici rejetés.

Elisabeth Maurel-Arrighi,
médecin généraliste

Comment fait-on avec ceux qui s’assoient sur le bord du fauteuil ? Ceux qui ne demandent quasi rien ? Qui n’osent pas ? Qui se méfient ? Qui ont peur ? Ou encore qui viennent avec leurs symptômes, les étalent un peu et les replient aussitôt ? Car ceux-là, à leur insu, de fait, nous poussent au crime, celui de la solution la plus confortable pour nous, celle d’expédier la consultation. C’est plus simple de gagner du temps et de l’argent, en se cantonnant au minimum de réponse sur le court terme, une prescription de médicaments ou d’éventuels examens complémentaires, sans réflexion globale diagnostique ou thérapeutique. Sans compter ceux qui sont dans le passage à l’acte et exigent tout dans l’urgence, qui suscitent chez nous un agacement légitime, et n’ont jamais expérimenté que le temps du soin nécessite du calme et du temps.
Comment se rendre accessibles à eux ? Quels outils sociologiques, psychanalytiques et politiques peuvent nous aider à nous mobiliser, à aller au-devant de leur demande non seulement non formulée, mais inconsciente d’eux-mêmes ? Car les barrières sont nombreuses. De part et d’autre, la « timidité » du côté de ces patients qui ne savent pas penser, ni formuler efficacement leur demande, l’incompréhension, l’indifférence, voire le rejet du côté des soignants. Des études ont montré que les médecins accordent une durée de consultation plus longue à leurs patients de même niveau socioculturel qu’eux. Dans mon expérience, j’ai remarqué que ce sont mes patients étrangers, avec d’autres codes que moi, qui ont le plus pâti de mes erreurs ou errances diagnostiques. Il s’agit donc de développer chez nous des outils d’empathie envers tous nos patients, même ceux qui ont été confrontés au rejet, et à l’absence d’écoute.

Comment voir en l’autre un humain comme nous, quelqu’un qui a traversé d’autres événements de vie que nous, qui a développé d’autres stratégies de survie, à qui on a appris d’autres codes, qui n’a pas eu les mêmes chances, les mêmes rencontres, le même accès au savoir ? Comment reconnaître leurs ressources, développées au travers des épreuves ? Pour faire vite, c’est là que l’appui des soignants sur le trio de Marx, Mauss et Freud est précieux. Plusieurs concepts sont utiles, la lutte des classes, l’injustice des inégalités sociales, la connaissance de l’Histoire, celle des colonisations, le rôle central du don, la force du lien, la notion du, trauma (telle que l’ont développée des psychanalystes comme par exemple Sandor Ferenczi ou Françoise Davoine), la perception que dans chaque adulte se trouve l’enfant qui a pu être blessé, voire terrorisé.
Adossés à ces concepts, les soignants peuvent être non seulement plus respectueux, mais aussi davantage mobilisés par le défi que représentent ces patients muets. Le défi est aujourd’hui de sortir de notre surdité, d’aller au-devant de nos patients, de comprendre leurs difficultés. Comment formuler ses symptômes ou sa peine quand on a appris que personne ne nous écoute ? Quand on est né pauvre, dans une société où la considération va aux riches ? Quand on est étranger dans une société qui a remplacé l’hospitalité par la suspicion ?
Quand les stratégies de survie ont été surtout de ne rien réclamer par peur des représailles ?
Quand il fallait se déguiser en victime faible, résignée pour ne pas provoquer la colère des puissants ?
Quand personne n’a attesté du droit légitime à être écouté ?
Que faire pour nous, soignants ? Se doter des outils conceptuels pour être à la hauteur des drames de ces patients muets et rejetés. Penser cette rencontre comme une occasion d’avoir le plaisir de faire vraiment notre métier, dans toutes ses dimensions. Offrir un cadre, un climat, une ambiance de consultation où le patient peut ressentir que nous reconnaissons ses épreuves. Prendre le temps, pour que le patient puisse être rassuré que cette fois-ci il sera écouté. Savoir mettre les mots justes sur les drames actuels ou passés. Poser le soin du corps, à côté de l’écoute et de l’enquête diagnostique. Limiter le poids de l’avance de frais, en étant en secteur conventionné remboursé et en faisant le tiers-payant quand il est possible. Et aujourd’hui, dans l’actuel démantèlement de l’accès aux soins, de la médecine de proximité, se battre au niveau politique pour que les soignants puissent prendre le temps de se rendre accessibles à tous, sans tomber eux-mêmes dans le burn-out.


par Elisabeth Maurel-Arrighi, Pratiques N°57, mai 2012

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