Pour une philosophie de terrain

Présenté par Martine Devries
Médecin généraliste

        1. Pour une philosophie de terrain,
        2. Christiane Vollaire, éditions Creaphis 2017.

Une philosophie de terrain : voilà un oxymore, mais l’auteure nous montre que ce n’est pas un paradoxe, loin de là. Dans une forme concise, le langage clair et rigoureux, que nous connaissons par les articles qu’elle écrit dans chaque numéro de Pratiques, depuis 2002.

Le terrain, un espace gagné sur l’inconnu par le chercheur, voilà ce dont il s’agit. Dans ce sens, il implique immédiatement la notion de déplacement, géographique, ou social, ou encore culturel, voire d’un exil, en tout cas d’une mobilité. Christiane Vollaire, elle, s’appuie sur son parcours « du terrain infirmier au terrain enseignant », et ses expériences de terrain : en Égypte en 2011, au Chili en 2012, en Bulgarie en 2014.

Elle analyse la nature particulière de l’entretien dans cet exercice philosophique : ni statistique, ni sociologique, l’entretien ainsi conçu laisse la place à la parole du sujet, lui permet de déplier sa compétence sur sa propre expérience, et sa réflexion. Ce type d’entretien « manifeste la volonté de symétrie entre l’interrogateur et l’interrogé » et fait la place à la pensée de l’un et de l’autre. Sans réduire l’interrogé à un objet d’observation, sans s’identifier non plus, et sans se projeter, la distance nécessaire est un équilibre, conduit par ce qu’elle appelle « une politique de l’entretien ». Le chercheur n’est pas « enquêteur, mais plutôt quêteur, voire quémandeur », attentif aux tensions que sa présence et ses questions soulèvent, renonçant facilement à insister, mais attentif au sens de ces tensions.

Elle analyse aussi sa collaboration avec le photographe documentaire Philippe Bazin, puisqu’ils ont publié plusieurs ouvrages ensemble, posant la question du dialogue entre questionnement philosophique et esthétique : elle insiste sur l’autonomie entre texte et image, qui n’est jamais illustrative, mais éclaire le propos. Loin du photojournalisme, l’image dans ce cas est « miroir de la puissance imaginative de la pensée », elle « provoque l’irruption d’un nouveau sens », prenant clairement position pour « une politisation de l’esthétique ».

Les références aux auteurs qui ont alimenté cette envie de travailler ainsi sur le terrain sont présentes : Frantz Fanon, Robert Linhart, Simone Weil, Georges Orwell. Et tout un chapitre est consacré à sept philosophes qui « manifestent une inquiétude du rapport au terrain » : Spinoza, Marx et Engels, Simone Weil, Gramsci, Hannah Arendt, Pierre Bourdieu, Michel Foucault. Je ne suis pas une lectrice assidue d’ouvrages philosophiques, mais j’ai trouvé un grand intérêt dans l’approche de ces auteurs par le terrain.

Une grande part est ainsi faite, tout au long de l’ouvrage à « l’exil comme objet et comme position, objet politique central du monde contemporain », obligeant chacun à un décentrage, car il est « impossible de se reconnaître dans la société qui nous a produits. »

Tout cela conduit l’auteur à affirmer la vocation de la philosophie « à mettre en relation, des rapports, des effets de sens : non seulement entre des disciplines, mais aussi entre des champs problématiques ; non seulement entre des lieux, mais entre des moments de l’histoire ; non seulement entre des configurations sociales, mais entre des conflits politiques et des espaces de revendication. » Pour proposer « une autre manière de concevoir la force active du discours et les tensions qu’elle impose aux régimes de pouvoir ». C’est, pour le lecteur, un chemin exigeant qui nous est proposé, et combien passionnant !


  1. Voir aussi cet article.

par Martine Devries, Pratiques N°80, février 2018

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