Pesticides : l’alerte des médecins

Pierre-Michel Perinaud
Porte-parole de l’AMLP (Alerte des Médecins sur les Pesticides)

Cette invisibilité est médicale, un cancer ressemble à un autre cancer, mais aussi sociale : à la différence des malades de l’amiante, ici les travailleurs concernés ne revendiquent pas l’origine professionnelle de leurs affections. Peu de syndicats pour les soutenir, au contraire... Invisibilité dans la population générale : le discours dominant, qui ne nie plus la flambée des maladies chroniques, les attribue cependant largement au vieillissement de la population et fait trop souvent l’impasse sur leurs causes. Éviter l’invisible va s’avérer un exercice difficile...

Pourquoi s’intéresser aux pesticides ?
Notre pays se caractérise par une forte utilisation des pesticides qui le place au 3e rang européen pour la quantité par hectare. Mais s’il existe, de façon assez largement partagée, un vague sentiment de dangerosité de ces produits, au point que le Grenelle de l’environnement avait prévu leur baisse de 50 % à l’horizon 2018, pour autant leur utilisation continue de croître (de 5 % en moyenne sur les cinq dernières années !) et les déclarations rassurantes sur l’élimination des substances les plus dangereuses de prospérer. C’est ce constat qui nous a conduits, à quelques médecins, à nous intéresser de près aux conséquences de l’usage de ces produits.
Quels sont donc les problèmes de santé rencontrés ? Pourquoi près de 1 500 médecins ont-ils publiquement manifesté leur désir que la Santé Publique ne soit plus la variable d’ajustement des politiques agricoles ?

Le temps du constat sanitaire
Concernant les travailleurs exposés, la première surprise vient du peu de maladies professionnelles reconnues en rapport avec une exposition chronique aux pesticides. On en retrouve trois dans le tableau de la Mutualité Sociale Agricole (MSA) : les cancers provoqués par l’arsenic et ses dérivés, les hémopathies provoquées par le benzène et la maladie de Parkinson depuis... 2012 ! Faut-il encore préciser que la présence de benzène (adjuvant) n’est pas mentionnée sur les étiquettes de produit... Ainsi, à la difficulté pour un professionnel de reconnaître qu’il est peut-être malade à cause des produits qu’il a manipulés dans sa ferme, au milieu de sa famille, se rajoute la cécité des organismes agricoles. Il a fallu qu’une association se crée, Phytovictimes, pour que des agriculteurs osent faire reconnaître leur maladie ou celle de l’un de leurs proches.
Pourtant l’expertise Inserm de juin 2013 montre chez les professionnels exposés à certains pesticides un lien qualifié de fort avec les cancers de la prostate, les lymphomes non hodgkiniens, les myélomes et la maladie de Parkinson. Mais la liste des pathologies en lien avec une exposition aux pesticides ne s’arrête pas là : pour ces dernières, cependant, le niveau de preuve est moins fort (souvent parce que les études de bonne qualité manquent, car la reconstitution a posteriori des expositions est difficile). Il s’agit des troubles de la fertilité, des leucémies, des troubles cognitifs dont la maladie d’Alzheimer, des cancers du testicule, des tumeurs cérébrales. Où en est la reconnaissance en maladie professionnelle de ces affections ? Le silence sur cette question du principal syndicat agricole, quand il ne s’y oppose pas carrément comme dans le cas des lymphomes, ne manque pas d’étonner. Dans notre région, le Limousin, lors d’une étude écologique, un agrégat de cancers de la prostate a été retrouvé en pleine zone pommicole. Est-ce le fait du hasard ?

Si les agriculteurs sont les premiers exposés, qu’en est-il de leurs voisins ?
Comme dans d’autres régions le plus souvent en proximité de zones viticoles ou arboricoles, des riverains limousins s’inquiètent depuis quelques années des conséquences, sur leur santé et celle de leurs enfants, des épandages qui parfois se déroulent très près des habitations (jusqu’à quarante fois par an tout de même). Notre mobilisation est partie de là : comment les autorités peuvent-elles continuer à ignorer les données scientifiques qui montrent que
la dispersion des produits au-delà des parcelles traitées est réelle, et qu’un lien est établi là aussi avec certaines pathologies ? La même expertise de l’Inserm montre, chez l’enfant dont la mère a été exposée aux pesti-proximité de cultures utilisant des pesticides ou encore lors d’un usage domestique, un lien qualifié de fort avec : les leucémies, les tumeurs cérébrales, les malformations congénitales et les troubles du neuro-développement. Peut-on se contenter du constat et ne préconiser aucune mesure de protection, même imparfaite ?

La population générale est-elle concernée ?
Depuis que le danger de ces substances n’est plus nié, le raisonnement qui prévaut est de considérer que les agriculteurs constituent le groupe à risque principal. C’est sans doute vrai pour de multiples produits pour lesquels la toxicité est liée à la dose, mais pour certains cancérigènes et la plupart des perturbateurs endocriniens (PE), il est permis de s’interroger.
Pour les PE, l’effet toxique ne dépend pas de la dose, mais du moment d’exposition (la grossesse et la période périnatale sont particulièrement à risque) et d’effets cocktails largement ignorés. Parce que l’on dispose d’arguments toxicologiques, d’études in vitro, de preuves de leur toxicité sur la faune et malheureusement aussi chez l’homme (Distilbène®, Chlordecone®), le nombre de pathologies pouvant s’expliquer, au moins en partie, par des dérégulations du système hormonal augmente : cancers hormono-dépendants, troubles du système reproducteur, obésité. Et ce sont précisément ces pathologies dont les épidémiologistes et les médecins constatent l’augmentation. Certes les pesticides ne sont pas les seuls à se comporter comme des PE. Mais l’OMS en recense quand même presque une centaine... Précisons que l’imprégnation de la population est générale, du moins pour les familles de pesticides recherchées. En raison de l’usage domestique, mais aussi de la diffusion dans l’air, l’eau et les aliments des pesticides utilisés, les études d’imprégnation réalisées par l’InVS retrouvent, pour plus de 90 % de la population étudiée des organophosphorés, des pyréthrinoïdes ou leurs produits de dégradation dans les urines. Cela traduit, pour des produits dont l’élimination est rapide, une imprégnation continuelle par ces contaminants.
Or les femmes enceintes, c’est reconnu, font partie de la population générale... La cohorte PELAGIE montre que moins de 2 % des urines de femmes enceintes ne contiennent pas de pesticides. Cela serait sans conséquences ? Le suivi réalisé par l’Inserm concernant les femmes de cette cohorte ayant des traces d’atrazine ou de son métabolite dans leurs urines (25 % des femmes, pour un produit interdit depuis 2003) montre qu’elles ont 70 % de risque supplémentaire d’avoir un enfant de petit périmètre crânien (témoin d’un retard de croissance intra-utérin).
Mais il n’est pas toujours facile, au milieu de notre exercice quotidien, de percevoir ces phénomènes. À l’échelle d’une clientèle, un agriculteur qui présente un lymphome ou une jeune femme atteinte d’un cancer du sein sont deux individus à soigner avant tout. Le temps des pourquoi attendra... Aussi, quand des riverains ont posé, en 2012 dans notre Région, la question des risques que ne percevaient qu’intuitivement beaucoup de médecins, nous avons saisi l’occasion pour tenter d’impulser une logique de prévention. Un texte fut rédigé et, en quelques semaines, recueillit l’assentiment de plus de quatre-vingts confrères. Nous affirmions que les données scientifiques étaient suffisamment solides pour agir et que les alternatives au modèle agricole dominant devaient être soutenues.
Nous souhaitions alors que les autorités régionales impulsent des mesures de réduction des risques pour les populations vivant à proximité des cultures gourmandes en produits de synthèse (signalisations sur les routes et chemins traversant les zones d’épandage, distances de sécurité avec les habitations par exemple), ainsi que vis-à-vis des agriculteurs (nécessité d’une information sur les risques liés à l’usage des produits, indépendante des vendeurs). Et nous soutenions les collectivités territoriales signataires de la charte « zéro pesticide » ainsi que des mesures type introduction du bio dans les cantines. Ce type de mesure ayant un double intérêt : sanitaire et économique, puisque de nature à soutenir le développement de filières de production sans pesticides.

Le temps de l’action
Si les autorités régionales se montrèrent réceptives, mais ne donnèrent guère de suite à nos demandes (un colloque...), le milieu agricole nous a renvoyé deux arguments (en plus de ses avocats). De quoi vous mêlez-vous ? Faites d’abord le ménage chez vous ! Si nos contradicteurs avaient voulu insinuer que c’est la dépendance envers les industriels de la chimie qui conduit aux scandales sanitaires, qu’ils soient dus aux médicaments ou aux pesticides, ils n’auraient sans doute pas eu tort... Le second argument est le suivant : nous utilisons des produits dont la mise sur le marché est contrôlée ; s’ils sont dangereux, nous en maîtrisons pourtant les risques ! Pas faux, reste à voir ce que l’on met sous « contrôle » et « maîtrise des risques »...
Le projet de discussion parlementaire de la loi d’avenir agricole à partir de janvier 2014, ainsi que la décision européenne attendue fin 2013 concernant les pesticides perturbateurs endocriniens, nous sont apparus alors comme l’occasion de poser ces questions dans le débat national : il fallait donc, sans structure associative connue (notre association ne fut créée qu’en juin 2013), réunir des confrères d’autres régions. En trois mois, les quatre-vingts signataires passèrent pourtant à 1200 !
La mobilisation de confrères des Antilles fut remarquable : il est vrai que cette région a jusqu’en 2002 « bénéficié » du chlordécone interdit aux États-Unis en 1977, produit dont la dégradation dans la nature peut, selon les conditions du milieu, s’étaler sur plusieurs siècles. Les effets sanitaires sont là : prématurité, effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons, cancers de la prostate. C’est pourtant dans ce contexte que l’État continuerait d’autoriser les épandages aériens d’autres pesticides, si des associations n’avaient pas porté l’affaire en justice !
Nous pensions donc que les parlementaires, un an après le rapport sénatorial qui avait fait consensus, pouvaient faire avancer certaines questions. Nous pensions aussi, et ce fut la raison de l’élaboration d’une dizaine de propositions précises que nous avons présentées aux ministères de l’Agriculture, de l’Écologie et de la Santé, qu’il était indispensable de faire entendre notre voix, celle de médecins, au-delà des discussions parlementaires. Sur des questions comme celle de la reconnaissance du préjudice subi par les professionnels (ouverture de nouveaux tableaux de maladies professionnelles) et du renforcement de mesures de médecine du travail, en particulier en direction des femmes en âge de procréer... ; comme celle de la protection des populations (distances de sécurité par rapport aux habitations, fin des dérogations à l’interdiction européenne des épandages aériens). Celle aussi de la nature des tests réalisés lors des demandes d’Autorisation de mise sur le marché (AMM) (non prise en compte des effets cocktails, pas d’études sur les rates gestantes... ) et des conflits d’intérêts entre les laboratoires effectuant ces tests et les industriels qui les paient. Celle enfin des PE qui nécessite, alors que la décision européenne d’adopter leur définition fin 2013 n’a pas été respectée, qu’une position ferme soit défendue permettant l’application du droit européen. Paradoxalement, l’usage des pesticides PE est interdit en Europe, mais faute de définition, le droit n’est toujours pas appliqué ! Pour le dire autrement, le point de vue des industriels prime pour l’instant sur le consensus scientifique qui existe sur cette question !

Certains sujets ont-ils connu des avancées ?
Il faudra du temps et de l’énergie pour que ce dossier progresse autrement qu’à la marge. Car au-delà de la réglementation des pesticides, il nécessite une profonde remise en cause du modèle agricole. Et les lobbies veillent !
Pour prendre l’exemple des zones de non-traitement autour des habitations, cette question a vite été limitée à la protection des écoles dès le premier haussement de ton de la FNSEA (principal syndicat agricole). Deux sujets, auxquels nous avons apporté notre pierre, ont cependant connu des avancées. Il existe maintenant une position claire du gouvernement français au sujet des PE ; mais sera-t-elle défendue au niveau européen, véritable niveau décisionnel ? Enfin le ministère de l’Agriculture n’est plus le seul décideur en matière d’AMM, désormais confiées à l’Anses (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation, de l’environnement et du travail). S’il était inadmissible que ce ministère soit seul maître à bord, l’avenir dira si la fin de la séparation entre l’expertise scientifique et la décision de mise sur le marché est une avancée. L’Anses a réuni un groupe de travail, auquel nous avons accepté de participer, chargé de « définir clairement les critères sur la base desquels elle autorisera ou non, la mise sur le marché d’un produit ». Nous serons vite fixés !

Le temps des rassemblements
Cet article a débuté sur l’invisibilité des victimes et sur notre désir de prévenir certaines affections. L’audience médiatique dont nous avons bénéficié (tous les grands médias de la presse écrite et audiovisuelle se sont fait l’écho de notre alerte), les nombreuses sollicitations pour des débats prouvent que nos inquiétudes sont partagées. Et rejoignent celles d’autres associations (le CRIIGEN, Générations Futures) et celles d’une partie du monde agricole (Phytovictimes, Groupements d’agriculteurs biologiques, Confédération Paysanne, apiculteurs).
Notre responsabilité médicale nous paraît claire : rendre visibles et partager les données scientifiques (médecins, envoyez vos patients dans les consultations de pathologies professionnelles et environnementales !) ; rendre visible la contamination de la population par les CMR (Cancérogènes, Mutagènes et Reprotoxiques) ou les PE (nous avons un projet d’étude de biosurveillance en cours). Et obtenir des avancées sur les procédures d’AMM censées éviter les conséquences sanitaires. Nous avons malheureusement acquis la certitude que la non prise en compte de certains problèmes (celui des cocktails chimiques, des PE, de l’appréciation des risques liés aux CMR...) ne permet pas d’éviter l’évitable. La certitude aussi que c’est par un travail à construire avec les autres associations que nous y parviendrons. Cet article est un appel à nous rejoindre ! (www.alertemedecins-pesticides.fr)


Références
— Jouzel Jean-Noël et Dedieu François, « Rendre visible et laisser dans l’ombre » Savoir et ignorance dans les politiques de santé au travail, Revue française de science politique, 2013/1 Vol. 63, p. 29-49. DOI : 10.3917/rfsp.631.0029...
— Pesticides : Effets sur la santé — une expertise collective de l’INSERM, juin 2013
— Rapport sénatorial : Pesticides vers le risque zéro, oct. 2012
— www.alerte-medecins-pesticides.fr


par Pierre Michel Périnaud, Pratiques N°69, mai 2015

Documents joints

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