Méditation sur le temps des protocoles

Cette humble méditation (de pleine conscience) s’intéresse à la démarche en cours d’imposition d’un « psychisme administré ». Les façons de faire sont soumises à une même approche homogénéisante. Comment résister à cet appauvrissement de la vie et de l’action ? Le choix du « petit » ouvre une voie.

Jean-François Rey
Philosophe et
Pierre Delion
Psychiste

À la manière dont les premiers philosophes de l’École de Francfort, T.W. Adorno et Max Horkheimer, parlaient de notre monde comme d’un « monde administré », on pourrait commencer à observer comment, dans les grandes institutions où se construisait jusqu’à présent le sujet humain (école, université, clinique, bureaux, ateliers), est en train de naître ce qu’on pourrait appeler un « psychisme administré. » L’administration du psychisme se donne pour but d’expulser le psychisme du corpus des sciences de l’homme. Par deux procédés confondants de simplicité :
Toute souffrance psychique doit être évaluée à l’aune d’un critère simple : adaptation ou désadaptation.
Toute souffrance psychique peut être traitée à partir du moment où on élimine précisément le psychisme lui-même.
Pour aboutir à un tel résultat, il faut commencer par exclure de la formation des « psys » (psychiatres, psychologues cliniciens, psychothérapeutes) toute référence à la réalité psychique. Il faut enfin étayer cette exclusion sur un argument de « scientificité » en orientant les recherches, en recrutant des enseignants-chercheurs prêts à cette opération.
Par exemple, la nomination des professeurs d’université se fait désormais en référence exclusive au nombre de points SIGAPS (Système d’interrogation, de gestion et d’analyse des publications scientifiques) obtenu par le postulant dans sa spécialité. Mais pour y parvenir, encore faut-il publier en langue anglaise dans des revues à fort « impact factor ». Or ces revues internationales ne publient pratiquement que des résultats de recherches de fort niveau de preuve, c’est-à-dire des études randomisées. Si ces exigences semblent acceptables en ce qui concerne les enseignements scientifiques tels que les mathématiques, la physique, la chimie, puisque le cœur de leur métier porte précisément sur ce qui est démontrable par les méthodes scientifiques sur lesquelles les chercheurs sont en accord, il n’en va pas de même pour les sciences humaines. Leurs méthodologies de recherches, leurs critères de validité, leurs logiques de démonstration sont sensiblement différentes. Non qu’elles soient moins sérieuses, mais leur objet tourne autour de l’humain, et ce qui vaut pour les objets scientifiques expérimentaux ne peut être exporté sans de grandes précautions pour des sujets humains. Mais l’idéologie scientifique actuelle n’admet pas les précautions à prendre avec les sciences humaines et impose ses diktats sans accepter d’aménagements. Si bien que dans les spécialités médicales telles que la psychiatrie, la pédopsychiatrie, l’addictologie et d’autres, ne sont désormais nommés que les candidats ayant publié des recherches de type « médecine basée sur les preuves » (EBM) à la suite de travaux en laboratoires essentiellement. Les candidats qui ont misé sur la formation à la psychothérapie, sur la clinique, sur l’histoire de leur spécialité et sur les aspects anthropologiques de la psychiatrie, n’étant pas publiés dans ces fameuses revues internationales, ne sont plus jamais nommés professeurs dans ces matières. Exit les formations au « psychisme » et à ses avatars. Les gènes et les molécules sont la clé promise pour résoudre ces problèmes neuroscientifiques. De plus, en temps de pandémie, nos décideurs politiques sont passés maîtres dans l’art de nous convaincre du souci qu’ils ont de la santé mentale des Français, et à les écouter, ils sont mobilisés pour enfin redonner à ces disciplines toute l’importance qu’elles auraient dû avoir depuis bien longtemps. Sauf que, dans le même mouvement, le service public de psychiatrie continue d’être vendu à la découpe au privé à but lucratif, comme si toutes les maladies graves pouvaient être prises en charge en libéral.

Cela a des conséquences institutionnelles considérables dont souffrent les patients comme les soignants. Les philosophes de l’École de Francfort, et avec eux Walter Benjamin, caractérisaient notre monde (le leur était menacé de l’intérieur par l’irruption des totalitarismes) comme celui du « dépérissement de l’expérience » : comportements massifiés, rapports pédagogiques et professionnels passant de l’éducation, ou de l’apprentissage, au dressage. Au dépérissement de l’expérience correspond la montée en puissance des « protocoles ». Peu importe la personne que vous avez en face de vous, l’essentiel est de faire entrer vos observations et vos évaluations dans un protocole a priori, le même pour tous. On se croirait revenu à la philosophie morale de Kant telle qu’on l’enseignait, jadis, en terminale : une action morale n’est pas vraiment morale si elle est conduite « conformément au devoir ». Pour ceux que le mot de « devoir » rebute, on lui a substitué la notion (neutre ?) de « norme ». Un protocole ne dit pas que vous semblez aller mieux, que, si vous hésitez encore à vous mobiliser pour un projet, vous aurez besoin de parler, d’échanger, de rencontrer. Un protocole dit que tout a été fait conformément à une norme que tout le monde est censé partager. S’est-on seulement préoccupé que c’est bien le cas ?
En réalité, il existe deux modalités de philosophies de travail qui devraient rester complémentaires, les méthodes basées sur l’a priori et celles basées sur l’a posteriori. La première, celle des protocoles, prévoit ce qu’il convient de faire pour parvenir à tels résultats. C’est le cas des enseignants du primaire qui disposent de modalités pédagogiques pour apprendre à leurs élèves les principaux fondements du « lire écrire compter ». Et pour un élève lambda, cela marche habituellement sans trop de difficultés. Mais tous les instituteurs savent que des élèves ne fonctionnent pas comme les profils gaussiens pourraient le laisser penser. Dans ces cas intéressants, l’instituteur doit se demander a posteriori pourquoi cet élève n’a pas suivi les règles pédagogiques classiques. Et le lendemain, une fois l’énigme résolue, il pourra lui proposer une méthodologie spécifique. Que s’est-il passé dans ce temps de résolution de l’énigme ? L’instituteur a réfléchi à l’expérience traversée et en a tiré des enseignements pour modifier sa méthode originelle. Le pathei mathos des Grecs, l’enseignement par l’épreuve, repose sur ce travail a posteriori. Dans l’ensemble des sciences humaines, il est facile de comprendre que ce deuxième type de démarche est nécessaire autant, sinon plus, que le premier. Mais « la science » en a décidé autrement, et les « agents de l’État » doivent suivre les protocoles.
Alors qu’elle avait puissamment contribué à la réflexion sur le travail a posteriori, notamment avec les avancées de Balint, on fait, dans le même temps, à la psychanalyse un procès en non-scientificité. Ce qui n’est pas nouveau, mais se retrouve aujourd’hui au centre de stratégies qui visent, de la santé publique à l’Éducation nationale, à expulser la réalité psychique et l’hypothèse de l’inconscient. Parvenir à la « pleine conscience » serait devenu une opération salutaire et objet d’une méditation à la mode. En 1890, dans un de ses premiers articles publiés, Freud parlait du « traitement psychique » : « un traitement prenant origine dans l’âme (…) à l’aide de moyens qui agissent d’abord et immédiatement sur l’âme de l’homme. » Un peu plus loin, parlant de ses confrères médecins, il précise : « Ils semblaient craindre d’accorder à la vie de l’âme une certaine autonomie, comme s’ils eussent dû, ce faisant, quitter le terrain de la science. » Ces moyens humains, Freud, en 1890, en connaît un qu’il commence à expérimenter, c’est la parole. La parole n’est pas un médium, ou pire, un outil. Elle est un moyen psychique, en tant qu’elle est adressée et incarnée. La parole, en psychothérapie ou en analyse, n’est ni oraculaire ni instrumentale. Elle présuppose un transfert, dont Lacan a bien montré qu’il n’est pas une situation intersubjective comme une autre. Toute personne professionnelle en position d’écoute sait que le transfert est essentiel à la poursuite de la cure ou des entretiens. Il n’est pas ce que l’imagerie retient : le vertige et le trouble amoureux de l’un(e) pour l’autre. On peut prescrire des thérapies qui font l’économie de l’inconscient, du psychisme et du transfert. C’est-à-dire des thérapies bâties sur un concept à peu près aussi réel qu’un « couteau sans lame auquel il manque le manche. »
La psychanalyse et ces trois notions (le psychisme, l’inconscient et le transfert) ne sont ni une simple doctrine scientifique, ni une pure instrumentalité. Si on en conteste la scientificité, c’est pour lui opposer un autre modèle qui fonctionnerait sans le psychisme et l’inconscient et passerait outre le transfert, inutile dès lors qu’on brise le cadre même de son apparition.
Mais on aurait tort de croire que, ce faisant, on s’en prend à la seule psychanalyse (freudienne, lacanienne ou autre). Le problème aujourd’hui est autrement plus grave.
Politiquement, il correspond à un projet de normalisation des soins. L’arrêté du 10 mars 2021 fait injonction aux psychologues d’appliquer des thérapies « consensuelles », c’est-à-dire des thérapies « recommandées » par la Haute autorité de santé, autrement dit rien qui relève de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle.
Institutionnellement, on annonce la création d’un Ordre des psychologues. Or il ne s’agit pas d’une institution, au sens où l’instituant ferait irruption pour relancer une dynamique que l’institué aurait mise en sommeil ou en routine. Il s’agit, bien au contraire, d’une extension administrative de l’organisation. On vise à mettre tout le monde à la même toise : le modèle médical généraliste. Si les séances de psychothérapie sont prescrites par un médecin, on en vient à aligner les « psys » sur les autres « professionnels de santé » comme les kinésithérapeutes ou les orthophonistes. N’accablons pas les médecins généralistes, qui, sauf exception, ne connaissent pas grand-chose à la psychopathologie. Insurgeons-nous plutôt contre l’homogénéisation des pratiques de soin. L’homogène est un élément essentiel de l’administration entropique du psychisme.
Épistémologiquement enfin, le modèle naturaliste qui est mis en avant n’est pratiquement pas (ou pas encore) critiqué pour ce qu’il est. Un contemporain de Freud, le philosophe Husserl, venu des mathématiques, a voulu fonder une discipline philosophique qui résiste aux idées « naturalistes » ou « historicistes » du début du siècle dernier. Les sciences humaines (psychologie, sociologie, histoire) sont alors au début de leur expansion. Parmi les prémisses que Husserl pose en 1911, on trouve ceci : « Le domaine psychique est d’abord de l’ordre d’"expérience vécue", de l’expérience vécue aperçue dans la réflexion. » (E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, traduction française de Marc B.de Launay, 1989, PUF.) Un peu plus loin, Husserl ajoute que le psychisme, dans son articulation avec le corps, offre une « objectivité d’ordre indirectement naturel. » La naturalisation du psychisme repose donc sur une objectivité indirecte qui biaise inévitablement toute EBM. Que peut en effet l’observation a-théorique attachée aux « preuves » (evidence) ? Elle transforme tout ce qui vit « en un agglomérat incompréhensible et sans idéal, de faits. » Husserl conclut : « tous partagent la même superstition des faits. »
Or, si les sciences humaines ont à chercher du côté de la rigueur, plus que de l’exactitude, le mode propre de leur scientificité, l’autorité et le caractère même de « science » s’appuient davantage sur les appareils de l’État que sur le libre examen. Le ministère de l’Éducation nationale abuse de son autorité en présentant les neurosciences comme LA Science à laquelle les enseignants en formation doivent faire un salut révérencieux avant de passer à la pratique pédagogique.
Autant qu’à un dépérissement de l’expérience, nous sommes confrontés à ce que l’historien du libéralisme, Elie Halévy, appelait l’« étatisation de la pensée. ». Nous savons bien que, si nous suivons cette voie, c’est la pensée qui va dépérir.
Alors, comment résister ? Les philosophes et sociologues qu’étaient Adorno et Horkheimer ont dû fuir le nazisme pour les États-Unis. Pour eux, il s’agissait de résister à la persécution, à la domination et à la menace de l’extermination. Ils ont dû penser à la fois le phénomène totalitaire en Europe et l’émergence ou la persistance de préjugés racistes et antisémites chez les Américains « ordinaires », population sur laquelle ils ont enquêté en vue d’élaborer un type idéal de la « personnalité autoritaire ». Nous, aujourd’hui, dans un contexte différent, nous devons résister dès maintenant, avant même que la personnalité autoritaire ne soit à nouveau flattée, encouragée. Mais nous savons comme nos aînés, que nous sommes en présence d’une « organisation » dont Walter Benjamin a montré qu’elle était la forme présente du destin (qui a fini par le broyer lui-même). Pour Benjamin, face à l’organisation, il n’y a qu’une résistance possible : celle qui vient de ceux qui sont hors du cercle du pouvoir, du côté du « petit monde médiateur, à la fois inachevé et quotidien, à la fois consolateur et nigaud. » (cité par Miguel Abensour dans Le choix du petit, postface à T.W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 2003). Walter Benjamin était l’écrivain du petit, de la moindre des choses, de l’ordinaire, un peu bancal et pas complètement terminé. S’agit-il d’une rêverie d’écrivain, d’une utopie, voire d’une uchronie, sans intérêt pour ceux qui travaillent dans l’Organisation « en grand », l’administration du psychisme ?
Un exemple devrait suffire à ne pas se laisser intimider par l’Administration. La clinique de La Borde (fondée en 1953 par Jean Oury), qui existe toujours, au dépit de ceux qui pensent que la psychothérapie institutionnelle est un « rêve du passé », a été, il y a peu, le cadre de ce que l’on pourrait appeler un choix du petit. Un choix pensé et travaillé quotidiennement et qui ne s’invente pas du jour au lendemain. Les repas y sont pris au rez-de-chaussée du « château », d’où l’on peut voir la pelouse qui le borde et, en prolongement, une forêt. Un bout de cette pelouse, toujours le même, à vingt mètres de l’entrée, était régulièrement occupé par un pensionnaire qui paraissait avoir 17 ans (il devait en avoir 40). Il s’entourait de ses « bribes et morceaux » : vieux paquets de cigarettes, poupées abîmées, vieux chiffons. Il les disposait en cercle autour de lui. Un jour, il ne vint pas se joindre aux autres patients, soignants et hôtes de passage, alors qu’il y avait ses habitudes. On s’en inquiète, on le presse de venir. Refus : il prétexte que s’il abandonne ses affaires, on va les lui voler. On insiste. En vain. Jusqu’au jour où germe l’idée que si ce garçon ne veut pas venir manger à l’intérieur, on pouvait très bien s’installer avec chaises, tables et repas, sur la pelouse, à proximité du cadre de ce patient. Bien sûr, on pense à une révolution copernicienne et, pour notre propos, c’en est une. Mais cette référence est trop massive, trop intimidante. À cette place, aujourd’hui, l’atelier de menuiserie de La Borde a fabriqué et installé une table et des chaises en bois massif, bien fichés dans le sol. Mémorial du petit.
Voilà qui bouscule tous les protocoles que l’on peut imaginer ! Cette action fait droit et place à l’exception, au singulier. Vous imaginez si tout le monde en faisait autant !


par Pierre Delion, Jean-François Rey, Pratiques N°95, décembre 2021

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