Lu : Enfance, l’état d’urgence, nos exigences pour 2022 et après *

Proposé par Alain Quesney,
pédiatre

À quelques mois d’une échéance électorale décisive, ce livre, qui vient de paraître, est coécrit par soixante et une associations, syndicats et collectifs concernés au premier chef par la politique de l’enfance. L’état d’urgence, c’est le constat unanime d’une dégradation insidieuse, mais constante depuis une vingtaine d’années, accentuée lors du dernier quinquennat… Mais cette critique est constructive car elle se double de propositions impératives : « Nos exigences pour 2022 et après ».
Difficile de rendre compte d’un ouvrage patchwork, épais et foisonnant qui court évidemment le risque d’être le catalogue de revendications catégorielles ou redondantes. Disons-le d’emblée, il arrive à contourner le plus souvent ces deux écueils… Il y a évidemment plusieurs façons de rentrer dans ce livre…
La première pour le lecteur pressé ou le décideur stressé : goûter la belle préface de Claire Brisset, historiquement la première « Défenseure des enfants ». Revenons sur cette instance indépendante qui garantissait particulièrement l’application de la Convention de New York sur les droits de l’enfant. À compter de mai 2011, le Défenseur des droits reprend les missions du Défenseur des enfants, poste supprimé en 2009 et dont la fonction est désormais exercée par l’un de ses trois adjoints. On peut s’interroger sur les conséquences de cette mise sous tutelle en termes d’efficacité et de liberté de parole… Notre décideur pressé ira courir ensuite à la page 371 pour prendre connaissance des « dix exigences d’urgence du collectif » : curieusement l’autonomie du (de la) défenseur(e) des enfants n’y figure pas à côté de celle d’un grand ministère de l’Enfance, affranchi des tutelles de ceux de l’Éducation nationale, de la Justice et de la Santé.

La seconde façon de « rentrer dans ce livre », plus « naturelle » à tout professionnel de l’enfance, consisterait à vérifier tendances et évolutions dans sa spécialité ou son cœur de métier. C’est peu de dire que craintes et ressentis se trouvent confirmés et bien au-delà.
Je vous propose aussi une troisième lecture qui inclurait un « décentrage » pour aborder, en prenant son temps, les autres domaines de l’enfance qui nous concernent de plus loin. Pour ma part, ce serait alors justice des mineurs, Éducation nationale, droits de l’enfant, culture…
Las ! La sinistrose généralisée freine les dynamiques créatives issues du terrain qui, de toute façon, verront systématiquement refusés les moyens qui leur seraient nécessaires. Il faut être « dans les clous » imposés par l’Agence régionale de santé (ARS) : appels d’offres et déclarations d’intérêt, tout un quotidien bureaucratique chronophage… Les « réformes » sont imposées verticalement par des décideurs au fonctionnement opératoire, sans aucune concertation avec les professionnels.
Il en résulte logiquement une double méconnaissance qui se révèle catastrophique :
-  Tout d’abord du passé : les progrès sociaux contenus dans les textes généreux issus de la
Résistance (1945) sont systématiquement remis en cause au nom de la modernité, « du passé faisons table rase » !
-  Mais aussi la méconnaissance de la réalité locale clinique et institutionnelle et de dispositifs
qui ont fait leur preuve et sont encore plus ou moins efficients. Il suffirait simplement de les
réanimer (je pense ici à la PMI, à la santé scolaire, déclinantes, et aux Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté ou RASED quasi-moribonds).
Les causes de ce désastre sont multiples et bien connues, malheureusement certaines pourtant évidentes et donc évitables, n’ont pas été anticipées. Le départ à la retraite des baby-boomers accentue les tensions démographiques dans le domaine de la pédiatrie et de la pédopsychiatrie (le nombre de pédopsychiatres a diminué de moitié en dix ans !). Il faudrait comprendre pourquoi ces deux spécialités sont devenues si peu attractives parmi les étudiants en médecine dont le numerus clausus a été tardivement et incomplètement aboli. La formation et la sélection des jeunes médecins se basent sur des sciences dites dures et négligent toujours l’apport des sciences dites humaines.
Continuons dans les chiffres et statistiques peu répandus dans les médias : il y a trois millions d’enfants pauvres en France et pourtant le budget de la PMI a baissé de 25 % en dix ans ! La justice française est chroniquement sous-dotée, ne recevant que 0,20 % du PIB, bien en dessous de la moyenne européenne qui est de 0,33 %. Avec la timide amorce de recrutement de juges et de greffiers, il faudra un siècle pour que la justice des mineurs rejoigne le niveau moyen des pays de l’OCDE !
La France est le deuxième pays européen pour le taux d’enfermement des mineurs. Parmi ceux-ci, les mineurs étrangers isolés ou non accompagnés (MNA) font l’objet d’une discrimination insupportable. Oubliés des statistiques gouvernementales (ils seraient entre 16 000 et 40 000), ils subissent une maltraitance quotidienne à toutes les étapes institutionnelles d’un parcours kafkaïen semé d’embûches et, ce, en contradiction flagrante avec leurs droits garantis par la convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) pourtant ratifiée par la France en janvier 1990.
Il me semble d’ailleurs que l’on devrait réhabiliter le terme enfant (du latin infans, celui qui ne parle pas encore et qui a besoin de porte-parole) au détriment de celui de mineur qui laisse entendre que l’enfant ne serait qu’un majeur en réduction à formater dès le berceau.
Il serait temps de dénoncer toutes ces tristes dérives langagières issues du marketing. Elles ont désormais envahi nos écrans et constituent autant de « mots-clés », de phrases toutes faites qui y ruissellent sans discontinuer au sein des directives administratives. On se gargarise désormais de cette novlangue dont je vous fais un petit montage : il s’agit d’accompagner le changement dans le parcours de l’usager par une démarche d’excellence facilitée par les progrès des neurosciences et l’utilisation d’outils numériques innovants qui lèveront les freins de l’obsolescence syndicale et actionneront les leviers de la mutualisation et du redéploiement ». Oups ! La traduction en langage clair est plus simple et plus explicite : « plus de boulot pour moins de moyens ! »
Les hôpitaux pédiatriques, l’Éducation nationale en font les frais de même que l’accueil de la petite enfance. Les crèches doivent désormais fonctionner avec le même personnel, mais pour une capacité de 120 % (par exemple, soixante-douze enfants accueillis pour un effectif théorique de 60 places). Le « surbooking » des bébés est institutionnalisé à l’heure où l’on se préoccupe, à juste titre, du bien-être animal !
Ma parodie de la novlangue ministérielle convient tout à fait pour introduire les plates-formes
dédiées au dépistage des troubles neurodéveloppementaux (TND) et les « maisons des mille jours » qui sont présentées comme des idées novatrices. Je les qualifierais plutôt de « façades clinquantes à la Potemkine ». On pourrait dire aussi « belles de loin, moches de près » en paraphrasant Les grands espaces, l’excellente BD de Catherine Meurisse.
Quand on y regarde de près, on voit en effet qu’à partir de vrais constats (longueur insupportable des listes d’attente des Centres d’action médico-sociale précoce (CAMSP) et des Centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), importance des trois premières années dans le développement de l’enfant, on nous impose des montages compliqués, vraies « usines à gaz » qui ne régleront pas les problèmes d’accès précoce aux soins. Il suffirait sans doute de mettre en place de nouveaux moyens dans les CAMSP et les CMPP et de ne pas leur imposer la doxa du DSM5-TND car tout n’est pas que « troubles du développement neuromoteur » dans la pédopsychiatrie du premier âge !
Il suffirait surtout d’assurer le remboursement des actes des psychomotriciens et psychologues en libéral, sur la prescription médicale de pédiatres consultants pas forcément neuropédiatres. Les « maisons des mille jours » constituent une juste réhabilitation de la prévention, mais aussi une belle promesse électorale sur le papier. Est-ce qu’il n’aurait pas été plus sage de consacrer de précieux subsides à redynamiser la PMI (bâti déjà fonctionnel) qui, dans de nombreux endroits, se maintient a minima avec une consultation médicale mensuelle à peine suffisante pour satisfaire aux obligations vaccinales ? Et si l’on soutenait un peu plus les initiatives d’associations locales telles que les « cafés-parents » et les lieux d’accueil enfants-parents (LAEP) initiés par Françoise Dolto ? Mais non, c’est toujours la tentation de la tabula rasa qui chatouille nos énarques !
Revenons sur des mesures catastrophiques, prises à « marche forcée » qui prétendent faciliter le fonctionnement de dispositifs exsangues en termes de moyens humains.
-  L’hospitalisation des 16-18 ans en milieu adulte est une négation de la notion d’adolescence !
-  Le placement à domicile accompagné seulement quelques heures par semaine est délirant ! Il fait prendre (notamment la nuit et le week-end) un risque de violences graves envers de très jeunes enfants (bébé secoué, syndrome autistique) quand les parents sont incapables de percevoir leurs besoins fondamentaux…
-  Les ordonnances de 1945 ont été supprimées pour « faciliter » la comparution rapide du jeune délinquant, ce qui, en fait, menace la tenue de l’audience, moment pourtant indispensable à l’écoute de l’adolescent…
À plus long terme se profilent d’autres menaces, telle la réforme SERAFIN-PH. On ne peut nier l’exquise poésie de cet acronyme qui signifie plus prosaïquement : « Services et Établissements Réforme pour une Adéquation des FINancements aux parcours des Personnes Handicapées ». Il s’agira de modifier la dotation annuelle de chaque établissement médico-social sur le modèle pourtant catastrophique de la T2A (tarification à l’activité) de nos hôpitaux. L’administration publique de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) travaillera la main dans la main avec des « experts », en fait des cabinets privés de marketing dont l’un au moins, se prévaut « de l’expertise de la tarification T2A/FIDES dans les établissements de santé sanitaires »… Nous voilà prévenus ! Comment ne pas croire que le but (inavoué) du pouvoir serait la casse du public au profit (c’est le cas de le dire) du privé (cliniques, Ehpad, assurances, mutuelles, enseignement privé et à distance…). Il reste donc aux prédateurs quelques « bons morceaux » de notre politique de l’enfance qu’il serait peut-être encore temps de sanctuariser.
Je m’aperçois que j’ai oublié d’évoquer des pans entiers de la politique de l’enfance (culture, éducation, périnatalité), pourtant bien développés dans le livre du Collectif. D’excellentes associations comme les Francas, le Furet ou ACCES pourraient m’en faire le reproche justifié.
J’ai omis surtout de relayer la dénonciation faites par plusieurs associations de la « barbarie française » en Syrie, où de jeunes enfants, français de droit, continuent d’être détenus dans des conditions extrêmement dégradées.
À ce stade de la lecture, il se peut que, comme moi, le découragement vous gagne et que vous soyez tentés de vous replier sur le bonheur de votre petite famille nucléaire ou le plaisir de cultiver votre jardin… Encore quelques mots d’espoir…
Il faut se réjouir de la possibilité de créer encore du collectif ! Ce livre témoigne que la convergence des luttes n’est pas qu’un slogan suranné. Certains diront à juste titre que la situation de « l’enfance en France » reste meilleure que dans certains pays (Afrique, Moyen Orient), mais on peut leur rétorquer que dans beaucoup de domaines, la situation française s’est dégradée à l’échelle européenne. D’autres vont s’émouvoir que je n’aie pas fait l’éloge de l’allongement du congé paternel de naissance. C’est une belle avancée qu’il faut saluer, mais aussi un arbre qui cache la forêt !
Dans de nombreux domaines, il est grand temps de rattraper le temps perdu et de corriger erreurs et désinvestissements. Il convient aux politiques de prendre connaissance de ce travail qui réunit données objectives et subjectives venant du terrain. Il leur faut aussi recevoir et savoir écouter les acteurs (parents, enfants, professionnels, syndicats, associations) pour pouvoir ensuite retrousser leurs manches. Il en est encore temps !


* Collectif CEP-Enfance (Construire ensemble la politique de l’enfance), Enfance, l’état d’urgence, nos exigences pour 2022 et après, Toulouse, éditions érès, 2021


par Alain Quesney, Pratiques N°96, février 2022


Haïku rie
Lors fleurit l’enfant
l’État tout à ses marottes
Fait piètre tuteur

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