Les recommandations en question

Interrogations sur l’indépendance et la pertinence des normes qui servent à situer l’erreur médicale.

Louis-Adrien Delarue,
Médecin généraliste, membre du conseil d’administration du Formindep.
Déclaration d’intérêts disponible sur www.formindep.org

L’Evidence-Based Medicine (EBM), ou médecine fondée sur les preuves scientifiques, est de plus en plus enseignée à l’étudiant en médecine générale. Elle consacre la médecine holistique à l’ère d’une médecine « de l’organe » technicisée, et peut-être aussi de plus en plus déshumanisée. L’EBM est à entendre comme des données issues de la recherche médicale, des préférences ou valeurs du patient et de l’expérience acquise du soignant. Elle implique du recul dans les prises de décisions, décisions partagées avec le patient et son entourage ; c’est une médecine qui n’impose pas de façon aveugle des connaissances brutes issues de courbes statistiques, mais qui conseille ou oriente en fonction d’une littérature scientifique passée au crible du raisonnement critique.
Mais ce concept est aisément dévoyé au profit de la mise en valeur de normes « scientifiques » à appliquer, de directives ou de « recommandations » ayant plus valeur d’injonctions que de conseils, éliminant du même coup la composante humaine chère à l’EBM et faisant du médecin plus un exécuteur de soins qu’un être doué de raison et de pensée critique [1].
J’en veux pour preuve un récent texte du Pr Serge Halimi [2], diabétologue, qui nous éclaire sur une certaine façon de penser des experts et autres décideurs de santé : « sont ainsi établies des “Recommandations” ou “Guidelines” qui devraient être connues de tout praticien, appliquées, voire suivies autant que possible [...] ». Deux déterminants clés de la réussite thérapeutique sont leur mise en œuvre et l’observance des patients. Selon ce professeur, le non-suivi des recommandations implique « l’absence de mise en œuvre d’une démarche appropriée de diagnostic ou de soins ». Ne pas appliquer ces recommandations serait donc inapproprié et favoriserait l’échec thérapeutique (à l’opposé des « clés de la réussite »). Il en résulterait une perte de chance pour le patient et une faute du médecin, alors dans l’erreur...

Les propos de ce professeur des universités ne sont pas anodins. Celui-ci a présidé une recommandation de bonne pratique médicale sous l’égide de la Haute Autorité de Santé (HAS). À l’heure actuelle, les recommandations de la HAS revêtent une importance capitale pour notre système de santé publique, puisqu’elles conditionnent la prise en charge intégrale des soins par la Sécurité sociale dans le cadre d’une pathologie chronique et invalidante. La prime à la performance est une rémunération octroyée aux médecins qui n’ont pas signifié leur refus de la percevoir et dont le montant est proportionnel au respect d’indicateurs diagnostiques ou thérapeutiques, définis par les pouvoirs publics sur la base des publications de la HAS. Quant à l’expertise judiciaire, les textes de la HAS sont susceptibles d’être opposables, comme l’attestent certaines décisions de justice. Ainsi, les recommandations revêtent progressivement un caractère normatif ou proclament une vérité scientifique par rapport à laquelle il serait possible de définir l’erreur médicale et la faute. Ne pas appliquer les directives d’une Autorité (le mot est signifiant) supposerait un manquement du praticien à l’égard de ses patients, une erreur de prise en charge sociale, préventive, diagnostique ou thérapeutique.
Or la mise au grand jour des conflits d’intérêts qui sous-tendent les scandales sanitaires devrait nous rendre méfiants envers les certitudes, les dogmes assénés par nos autorités sanitaires et autres sociétés qui savent.
En France, les recommandations médicales édictées par la HAS à l’intention des professionnels de santé sont régulièrement pointées du doigt par la revue Prescrire et le Formindep (collectif pour une formation et une information médicales indépendantes) pour des conclusions scientifiques jugées douteuses par des équipes d’experts liés à l’industrie.
C’est en partant de ces constats que je me suis décidé à écrire une thèse visant à démontrer qu’une agence publique telle que la HAS, malgré ses vœux de transparence et d’indépendance, était sciemment capable de privilégier des intérêts privés à partir de recommandations biaisées [3].
J’ai pu montrer, preuves à l’appui, que la HAS a clairement encouragé la prescription de molécules médicamenteuses à balance bénéfice/risque défavorable, avec un coût pour la collectivité exorbitant. Grâce à des arguments peu dignes d’un débat scientifique honnête, d’études occultées et d’analyses partiales, la HAS a par exemple encouragé la prescription des glitazones, ces antidiabétiques oraux n’ayant jamais démontré d’efficacité sur la morbimortalité des diabétiques de type 2, pour une toxicité oculaire et cardiaque prouvée, et au potentiel néoplasique certain. La pioglitazone a d’ailleurs été retirée du marché français en raison d’un risque accru de cancers de la vessie. De même, les anti-Alzheimer, qui n’ont jamais pu ralentir la détérioration cognitive des patients déments ou améliorer leur qualité de vie, ont été improprement qualifiés de « structurants » de la prise en charge de la maladie d’Alzheimer. Et ce sans aucun argument, alors que les effets indésirables cardiaques et neuropsychiques graves ont été totalement passés sous silence...
Parallèlement, l’examen des déclarations publiques d’intérêts des experts en charge des recommandations étudiées a révélé le niveau de dépendance de la HAS à l’égard des industriels. Comme le prouve la littérature internationale, entretenir des intérêts communs avec les firmes biaise le jugement scientifique.
La production de telles recommandations n’est pas donc pas le fruit d’un manque de connaissances des « experts », ou le fait de simples désordres organisationnels dans le processus de validation de l’expertise.
Le Formindep a engagé en 2009 un recours en Conseil d’État afin de faire abroger la recommandation « diabète de type 2 » et celle traitant de la maladie d’Alzheimer, en raison du niveau de conflits d’intérêts des experts. En pleine tempête Médiator®, et alors que je terminais ma thèse, le Conseil d’État a donné raison au Formindep en abrogeant la première [4]. La HAS accuse le coup et prend alors la décision d’annuler elle-même la recommandation « Alzheimer ». Coup de tonnerre dans le ciel bien serein d’une structure présentée jusqu’alors comme la plus indépendante des agences sanitaires.
Fin 2011, la HAS a « suspendu » quelques autres de ses recommandations. Malheureusement, les pouvoirs publics n’ont pas pris conscience des enjeux : aucune réforme ambitieuse visant à endiguer le fléau sanitaire que représentent les conflits d’intérêts des experts en charge de telles recommandations n’a été envisagée [5].
Dès lors, la question suivante est posée : peut-on sérieusement définir l’erreur du soignant à partir de recommandations faussées issues d’autorités sanitaires sous influence ?
Mais si l’indépendance d’esprit et l’impartialité de l’expertise sont préférables aux liens industriels en matière de décision sanitaire, elles ne sont pas à l’abri des erreurs de raisonnement ou de jugement par la non-actualisation de ses savoirs, par démagogie, par idéologie, ou par ego (ne pas supporter les mises en cause ou les doutes de ses pairs). En somme, indépendance n’est pas nécessairement compétence. C’est pourquoi le collectif Formindep milite non seulement pour une formation indépendante, mais aussi pour une formation à l’indépendance [6]. Au-delà de former les soignants à la compétence d’analyse (méthodologie, statistiques, etc.), il s’agit de vérifier les sources des publications, de repérer les conflits d’intérêts, d’apprendre à partager les savoirs et d’enseigner la pensée critique.
Soyons indépendants, alertés, a/normaux, transversaux. Chérissons l’insurrection des consciences, mettons en cause sans cesse les dogmes ou les normes imposées, bannissons le savoir paternaliste et de transmission verticale. Recoupons les informations, investiguons, cultivons le doute et formons-nous à ces qualités, soyons EBM, soyons humbles dans notre toute-puissance de sachants.
Les médecins seront plus crédibles, les patients plus confiants, les erreurs plus relatives et les scandales sanitaires moins nombreux...


par Louis-Adrien Delarue, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints


[1Greenhalgh T., Savoir lire un article médical pour décider. La médecine fondée sur les niveaux de preuve (evidence-based medicine) au quotidien, Meudon, Editions RanD, 2000, 182 pages.

[2Halimi S., L’inertie clinique : un concept émergent, Consensus cardio pour le praticien, N° 69, mai 2011. www.consensus-online.fr/IMG/pdf/p34-36

[3Delarue LA., Les recommandations pour la pratique clinique élaborées par les autorités sanitaires françaises sont-elles sous influences industrielles ?, Thèse de doctorat en médecine, juillet 2011. Le script et la soutenance sont à lire ici : www.atoute.org/n/article234.html

[4« Le Conseil d’État abroge la recommandation de la HAS sur le diabète de type 2 », Formindep, octobre 2011. www.formindep.org/Le-Conseil-d-Etat-abroge-la.html

[5« Pour une École européenne de l’expertise sanitaire », Formindep, juillet 2012. www.formindep.org/Pour-une-Ecole-europeenne-del.html

[6Masquelier P., « Indépendance de la formation et formation à l’indépendance », Formindep, novembre 2011. www.formindep.org/Independance-de-la-formation-et.html. Article paru dans le numéro 55 de Pratiques (« Quelle Formation pour quelle médecine ? »), octobre 2011.


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