La perfusion d’illusions

Quel chemin de désillusion mène en quatre ans d’une vocation ancrée à un renoncement professionnel ? Récit d’une infirmière fraîchement diplômée et qui pourtant n’exercera jamais le bel art de soigner.

Athénaïs Seret, infirmière, B.Sc, section soins infirmiers, Belgique

Être infirmier et espérer élever cette belle profession au rang d’art est souvent exprimé comme étant quelque chose d’inné. « On est fait pour être infirmier ou on ne l’est pas ». Qu’est-ce qui définit cette vocation à être infirmier ? Comment qualifier un bon infirmier ?
Le récit de vie que je vais livrer ici m’a, hélas, fourni des éléments de réponse auxquels j’étais loin de m’attendre…
J’ai effectué mes études secondaires en section générale latin-langues. Diplômée, la lourde question concernant ma future orientation se présentait. Travailler ? Non, j’avais envie de poursuivre ma formation et d’aller au-delà de l’horizon que m’ouvrait l’obtention du certificat d’enseignement secondaire supérieur, l’équivalent belge du baccalauréat français. De plus, à 17 ans, je n’étais pas prête à entrer dans le monde du travail. Mais que faire ? De nature sociable, je cherchais un métier privilégiant le contact humain direct. Mes différents choix se portaient sur la psychologie, les soins infirmiers ou l’enseignement. J’avais éliminé la psychologie, car je craignais de manquer de ce contact et de ce toucher avec l’autre.
Il me restait deux options. Un de mes proches avait effectué un cursus en soins infirmiers. Je savais que ses études et ses stages s’étaient globalement bien déroulés, quelques perturbations par-ci, par-là mais tout à fait surmontables. Je lui avais cependant demandé de me livrer le récit de ses expériences tant théoriques que pratiques. Il m’avait d’emblée répondu : « Je me suis assis au premier cours, j’ai écouté et je me suis dit que c’était ça que je voulais faire, c’était une évidence. ». Cette phrase m’avait beaucoup interpellée. Était-ce ce moment qui révélait la prédestination à être infirmier ? Ce déclic qui permettait de savoir si oui ou non on était fait pour cette profession ?
Ce qui m’avait attirée, moi, dans ce métier, c’est ce rapprochement avec l’autre. Cette correspondance tant sensorielle que verbale. Mon petit objectif personnel était d’arriver à prodiguer des soins curatifs de manière la plus indolore possible. J’avais été, de nombreuses fois, hospitalisée durant mon enfance et j’avais éprouvé beaucoup d’admiration pour certaines infirmières extrêmement bienveillantes et empathiques envers moi. Les soins curatifs invasifs pouvaient donc parfois se montrer moins douloureux grâce à la réassurance, la bienveillance et la pointe d’humour qu’elles m’apportaient.
L’avantage aussi que je voyais à suivre ce cursus infirmier était que la dimension psychologique complétait les soins. Quant à l’éducation à la santé, elle était également une forme d’enseignement. Finalement, mes deux autres choix pouvaient s’insérer indirectement sous diverses formes dans le métier d’infirmier, ce qui me confortait dans cette voie-là.

Première année - le stage d’observation en unité de gériatrie

En première année, le premier semestre scolaire n’était composé que de cours théoriques. Il s’agissait essentiellement de cours généraux qui ne me permettaient pas de me projeter dans le volet pratique. J’attendais avec impatience les stages pour pouvoir mieux me sentir dans mon futur rôle.
Pour entrer en matière, les étudiants étaient invités à passer trois jours dans n’importe quelle structure de soins afin de pouvoir observer et définir quel était le rôle de l’infirmière et des intervenants avec qui elle interagissait. Je m’étais retrouvée dans un hôpital en service gériatrique où l’expression « prendre le juste temps » ne semblait pas possible. Comme je le craignais, quelques heures après mon arrivée, ce qui devait être un stage essentiellement réflexif s’est transformé en une contribution active. L’infirmière cheffe qui m’accompagnait me fit comprendre qu’elle avait d’autres priorités et que ce stage d’observation était, selon elle, une forme de pédagogie dont elle ne comprenait pas la finalité. Par conséquent, elle me dirigea dans une chambre pour réaliser, en sa compagnie, des soins d’hygiène complets chez une personne âgée. Une fois les présentations faites, elle dénuda le patient avec un tel empressement que je me suis retrouvée, dans l’instant, face à ce corps complètement nu. En l’espace de quelques secondes, sans préparation, j’étais devenue le témoin de la vulnérabilité de cet être humain. À ce moment-là, je me suis sentie également vulnérable. J’ai demandé à l’infirmière comment je pouvais effectuer les soins d’hygiène : « Tu n’as qu’à laver le patient comme ta propre personne », m’a-t-elle répondu. J’ai ainsi passé trois jours pénibles, où je me suis sentie complètement perdue et démunie face à des soins que je devais prodiguer sans aucune connaissance, si ce n’est celle que j’apprenais de manière empirique. Comme je me devais de ne pas rester « sans rien faire », puisque le but pédagogique de ce stage n’était pas compris, je me voyais forcée de devoir, à ma propre échelle et avec mes petits moyens, faire du mieux que je le pouvais. Est-ce donc à cela que sont réduits les soins d’hygiène ? Sont-ils ramenés à un « à peu près » improvisé par une stagiaire ? Qu’en est-il de la dignité du patient face à ce soin intimement invasif ? Il paraissait évident que l’on m’avait directement appris à banaliser l’un des soins les plus essentiels de notre profession.

Première année - stage pratique en unité de gériatrie

Mon premier stage actif s’est déroulé quelques mois plus tard. J’avais eu le temps d’apprendre aux cours, de manière théorique et pratique, les soins d’hygiène dans les règles de l’art. D’emblée, j’ai été effarée par le changement radical entre les règles apprises à l’école et l’application de celles-ci dans le milieu hospitalier. Et cette divergence, que je pensais exceptionnelle et propre à l’unité où s’était déroulé ce premier apprentissage, n’allait que s’accroître au fil du temps. Par exemple, les infirmières mettaient des gants pour n’importe quel geste, qu’il soit médical ou non, car elles estimaient que « les patients sont dégoûtants ».
Cette dichotomie entre théorie et réalité de terrain était aggravée par l’accueil de certaines infirmières à l’égard des étudiants. Lorsque je rencontrais l’une d’elles, la première question qui m’était posée était : « Tu es en quelle année ? ». Le fait indéniable et incontournable qu’il faut du temps pour apprendre et poser les gestes de l’art infirmier semblait poser un problème aux infirmières du service et elles ne se gênaient pas pour le faire comprendre. Cela provoquait chez la plupart – dont je faisais partie – une perte de confiance à la fois professionnelle, mais aussi personnelle. Et ce n’était pas le seul paramètre qui stigmatisait les novices. Ainsi, la seconde question que l’on nous posait était : « Tu t’appelles comment ? ». Au début, je prêtais beaucoup d’attention à ce que mon prénom soit connu par le corps soignant. D’une part, parce que cela facilite la communication, d’autre part parce que cela participe à l’intégration dans l’équipe. Malgré ma constance à rappeler mon prénom, les infirmières aimaient se faciliter la tâche de manière générale en appelant les stagiaires par « l’étudiant, machin là, et toi là » ou encore par un prénom qui n’était pas le nôtre. Parallèlement à cela, on peut mettre en évidence le fait de nommer les patients par leur numéro de chambre comme cela arrive bien trop souvent. « La chambre 308, le Monsieur 308, le patient de la 308, le 308 ». Je pense que la rencontre de l’autre passe premièrement par la connaissance du nom ou du prénom. C’est une manière de montrer une marque de reconnaissance et de commencer une bonne alliance, soit professionnelle, soit thérapeutique. Toutefois, je peux comprendre que retenir le nom de tous les patients d’un service dont les sorties et entrées sont fréquentes paraît surréaliste, mais c’est également pour cela que des outils sont mis à disposition, comme le rapport manuscrit.
Certes, ces différentes mises à l’écart paraissent, à première vue, anecdotiques. Cependant, elles sont aussi susceptibles de traduire un certain nombre d’intentions plus ou moins conscientes : l’expression d’un rite initiatique propre à la profession, une réponse à la pression subie pour rentabiliser une charge de travail avec un effectif en apprentissage. À quoi l’on peut ajouter un découragement face à une qualité de travail médiocre, voire délétère ou encore – et espérons que cela ne soit pas le cas – de la malfaisance… Cependant, la suite de mes stages allait me montrer qu’elles n’étaient que la partie émergée d’un iceberg.
Une fin d’après-midi, la patiente que j’accompagnais habituellement me demanda qui allait travailler la nuit. Quand je lui ai nommé la veilleuse, elle me pria de lui amener le bassin de lit pour qu’elle puisse se forcer à se soulager. Elle m’expliqua que cette infirmière de nuit était assez brutale au point de la craindre et de l’appeler uniquement en cas d’extrême urgence. J’étais assez heurtée par ses paroles et ne savais que répondre. Je laissais le silence planer ne sachant quoi répondre. Je ne pouvais pas en parler à l’équipe, ni valider ni contester ses propos. Je l’ai donc aidée, du mieux possible dans une ambiance morose. J’étais coincée par mon statut de simple stagiaire. Même si j’avais exposé le récit tel qu’il m’avait été rapporté, il aurait pu être mal interprété ou jugé négativement par le corps soignant mettant en péril le bon déroulement de mon stage. Et ce dernier me réservait encore d’autres moments pénibles…
Lors du déjeuner, une sonnette retentit dans le couloir. J’étais allée y répondre pendant que les infirmières étaient en pause. En tant que stagiaires, nous prenions ce moment en décalage, en dehors du service, puisqu’il nous était interdit de rejoindre le local dédié. Ceci laisse imaginer combien l’intégration dans l’équipe était rendue plus difficile par cette séparation hiérarchique. La patiente sonnait car elle souffrait beaucoup et désirait un antalgique. J’étais allée déranger (le mot est choisi) les infirmières durant leur halte, car il n’était pas encore dans mes compétences d’administrer quoi que ce soit, ni de toucher à la pharmacie. Je sentais l’énervement des infirmières et leurs regards pesants, remplis de jugement à mon égard vu que je n’étais pas en mesure d’agir. Elles décidèrent que la patiente pouvait attendre la fin de leur déjeuner. On commençait à entendre la patiente crier, sa douleur s’étant intensifiée. Personne n’a bougé. 10 minutes se sont écoulées, 10 minutes durant lesquelles cette patiente criait de plus en plus. 10 minutes durant lesquelles je suis restée figée, impuissante à entendre ces cris qui me transperçaient l’intérieur. « Et si c’était un de leurs proches ? » me demandais-je. « Peut-être feraient-elles quelque chose ». Ces hurlements étaient tellement forts que certains patients sortaient de leur chambre pour comprendre ce qu’il était en train de se passer. Ils me voyaient, moi, raide comme un piquet en se demandant pourquoi je n’agissais pas. J’avais honte. Honte que personne ne soit venu en aide à cette patiente, cet être humain. Honte que le corps soignant ait si peu d’empathie. Honte de cette maltraitance humaine et honte de ma propre profession. C’était donc ça, le métier d’infirmière ?
J’avais été considérée comme inutile tout le long de ce stage car étant novice, mon élan humaniste, mon désir de venir en aide avaient été bâillonnés, m’amenant à me dévaloriser et à douter de mes propres capacités. Lorsque mon stage se termina, je portais sur le dos un lourd fardeau rempli de noirceur sur lequel je n’avais pas d’emprise. Du moins, pas à mon niveau de stagiaire. Je ressentais de l’incompréhension, de la peur et beaucoup de tristesse. J’ai alors décidé de rapporter ces événements à mes enseignants et au reste de la classe. Je venais de vivre quelque chose de grave et j’étais encore sous le choc. Je leur ai ainsi décrit ce que je ressentais, à savoir la dangerosité psychique tant au niveau de l’accompagnement pédagogique des étudiants, qu’au niveau de l’accompagnement des patients. La réaction des enseignants, lors de cette discussion, fut interpellante, je voyais que mes propos soulevaient certains regards mais, d’un autre côté, on me disait clairement que c’étaient des événements qui pouvaient arriver en stage. On nous rappela également que les terrains de stage étaient peu nombreux comparés au nombre d’étudiants et que, par conséquent, il fallait composer avec cette situation peu confortable pour l’institution scolaire. Le corps professoral savait. Il savait ce que pouvaient cacher certains services, voire certains hôpitaux, instruit par les retours d’étudiants qui leur confiaient ce qu’ils avaient vécu, en espérant ainsi une amélioration pour eux et pour les prochaines cohortes. Mais voilà, l’offre et la demande n’étant pas au même niveau, l’institution scolaire préférait l’omerta au danger de perdre les indispensables sites hospitaliers. On le sait, on se tait et on ne fait rien. Le silence reste, selon moi, une façon de cautionner ces actes dont la plupart sont inqualifiables et n’allaient, hélas ! pas prendre fin en même temps que cette première année d’études.

Deuxième année - stage en unité de neurochirurgie

Lors de mon retour sur le terrain de deuxième année, on m’avait demandé d’aller chercher mes résultats à une date postérieure à celle de la fin effective du stage afin que l’infirmière référente des étudiants puisse prendre le temps de remplir l’évaluation de manière complète. Le jour désigné, cette personne était malheureusement absente et c’est un membre de l’équipe qui m’a rendu mon évaluation finale. Il faut savoir que dans chaque lieu de stage où nous devions nous rendre, l’école préconisait de faire remplir des évaluations quotidiennes par l’équipe afin de pouvoir observer l’évolution de nos prestations. Cette contrainte n’était pas facile à respecter parce que, tantôt l’infirmière était déjà partie, tantôt elle manquait de temps ou encore elle n’avait rien à annoter. J’avais pu, néanmoins, lors de ce stage, récolter quelques évaluations journalières. Toutes étaient globalement positives. Je m’attendais légitimement à ce que l’appréciation finale le soit aussi. Ce fut loin d’être le cas : « L’étudiante ne pose pas de questions. Ne prend aucune initiative. Aucune intégration dans l’équipe ni avec les autres étudiants. L’étudiante ne démontre aucune motivation. L’étudiante doit se remettre en question par rapport à ce métier. » Douche froide d’autant que j’étais seule, aucun membre du corps soignant n’étant en mesure de me faire un rapide feed-back.
Je sentais mon corps trembler de l’intérieur et je ne pouvais retenir mes larmes. Les mots employés m’étaient et me sont encore impossibles à effacer de ma mémoire. Mes émotions avaient complètement pris le dessus sur ma raison et je ne pouvais me contenir. Pour comprendre cette divergence, j’ai échangé avec mes professeurs référents année et référents stages. Ils ont également souligné ce surprenant contraste et ont notifié que la dernière phrase de cette évaluation n’aurait jamais dû apparaître ainsi. Une date de rencontre entre mon enseignant référent stage, l’infirmière référente et moi-même a été établie pour en discuter. À la suite de nombreuses absences tant de l’infirmière que de mon enseignante, cette entrevue a finalement eu lieu en fin d’année, soit plus de six mois après l’événement, sans ma présence puisque personne ne m’a informée de cette rencontre. L’enseignante m’a transmis ce dont l’infirmière m’accusait, à savoir des comportements que je ne me serais jamais permis comme se coucher dans le lit des patients, passer des appels téléphoniques pendant le service. Je lui ai alors demandé ce qu’elle avait répondu lors de cet échange pour soutenir son étudiante. Rien. Je n’étais pas là, je ne pouvais pas me défendre à propos d’une affaire qui me concernait personnellement. Qu’en était-il, dès lors, de la pertinence de cette rencontre ? Je suis repartie, abasourdie, sans réelle fin à cette histoire et avec un goût amer de n’avoir pu m’entretenir avec la personne qui me disait, unilatéralement, de me remettre en question par rapport à mon identité professionnelle.
Pourquoi continuer ? Pourquoi rester ? J’avais déjà été si foudroyée et déçue par ce milieu. Mais finalement, qui souffrait réellement de tout ça ? Le patient. L’être humain qui souffrait déjà d’une quelconque affection et qui, au surplus, devait subir tout ce que j’ai pu, entre autres, exposer avant. Si je suis restée, c’est tout d’abord parce que j’aime finir ce que j’entreprends. Dans un deuxième temps, si je pouvais offrir un peu de réconfort par ma présence aux patients durant les deux années qui me restaient, pourquoi ne pas le faire ? Le contact que j’entretenais avec les patients était toujours bienveillant et ce que je pouvais leur apporter de manière holistique, ils me le rendaient de manière verbale. Cela me paraissait être un indicateur que mon accompagnement était apprécié.

Quatrième année - stage en unité de gériatrie

En dernière année, un évènement des plus tragiques m’a fait comprendre la raison ultime pour laquelle je ne serai jamais infirmière. J’effectuais alors un stage dans le service de gériatrie d’un hôpital différent de celui qui m’avait accueillie en première année. Nous étions en pleine période de pandémie de Covid-19. C’était l’après-midi et le service n’était pas très rempli. L’infirmière avec qui je travaillais était auprès d’une patiente pour réaliser un appel vidéo avec la famille de celle-ci. J’étais venue l’aider pour ranger le lieu et vérifier que tout se passait bien pour sa voisine de chambre. L’appel vidéo fini, le temps de déposer le téléphone, la patiente ne respirait plus et ne nous répondait plus. L’infirmière commença le massage cardiaque tandis que je préparais le matériel pour pouvoir poser une voie d’entrée veineuse. Mes mains tremblaient et je me suis rendue compte que je n’aurais pas pu piquer. Nous avons alors échangé nos places, pour que je puisse effectuer le massage pendant que l’infirmière piquerait. En parallèle, nous avions appelé le service de réanimation ainsi que le médecin de service. Chacun exerçait un rôle précis. Lorsque le réanimateur est arrivé, il a demandé au médecin de service de décrire rapidement l’état de la patiente. « Madame (…) admise pour fracture de la hanche (…) début de démence ». Tout était prêt pour appuyer une amélioration ou parer une dégradation de l’état de la patiente. Pendant cette collecte de données, je sentais un retour de celle-ci. Ses yeux avaient l’air moins révulsés, et je percevais comme une légère réponse de son cœur lors de mes pressions cardio-thoraciques. Outre l’aspect très concret (le médecin de service avait senti un pouls très faible), je distinguais que la patiente revenait tout doucement vers nous. Mon cerveau revisitait toutes les données que j’avais pu acquérir durant mon cursus pour ainsi imaginer les différentes situations auxquelles j’aurais pu faire face. Tout allait très vite. Après cette anamnèse, le réanimateur s’est arrêté sur la démence dont souffrait la patiente. Sur cette seule indication, ce dernier a décidé, à lui seul, l’arrêt de tout acte ou traitement. Un silence s’est fait entendre tandis que je continuais le massage cardiaque. Le réanimateur a alors quitté la pièce en disant : « Oui, je sais, je suis le grand méchant docteur qui tue les patients. ». Sidérée. J’ai enlevé les mains de la poitrine de la patiente et je lui ai tenu la main me retenant du mieux que je pouvais de lâcher mes larmes. Personne n’avait cherché à le contredire. D’avance, je savais que ma parole n’aurait pas été entendue au regard de mon statut de simple stagiaire, comme j’avais pu déjà l’expérimenter auparavant. La patiente s’est éteinte et nous avons effectué la toilette mortuaire. Je ne pouvais plus regarder l’infirmière dans les yeux, j’étais pétrifiée. Une fois ces ultimes soins prodigués, j’ai eu l’occasion d’avoir un moment, seule à seule, avec la patiente où je lui ai dit combien j’étais désolée. Combien j’avais essayé et combien j’y croyais. J’ai versé une larme dans le silence, retenant tout ce que je pouvais ressentir ou vouloir dire, en moi, comme une bombe à retardement. Une décision avait été prise et avait mené tout le corps soignant à une non-assistance délibérée de personne en danger. Qu’en était-il de notre serment d’Hippocrate ? Comment pouvait-on arriver à un tel choix dépourvu d’humanité ? Qu’en était-il de la dignité et de la considération portée à la patiente ? La famille a été appelée pour rendre une dernière visite à la défunte. Sur le chemin menant vers la chambre, j’ai entendu le médecin dire : « Je suis désolé, nous avons fait tout ce que l’on pouvait ». C’était trop. C’était donc ça l’envers du décor : l’infirmière que je suivais était en état de choc, le médecin de service couvrait son confrère réanimateur et donnait l’illusion à la famille de la défunte que son accompagnement avait été optimal… Une fausse réassurance transmise et une volonté d’apaisement malsaine. J’en étais malade. Je considérais cela comme un meurtre que le personnel essayait de déguiser. Comment était-ce possible et comment en étions-nous arrivés là ? La conscience trop lourde, le cœur trop serré, je suis allée parler de ce drame à une enseignante, choisie spécialement pour l’admiration que j’avais pour elle. Tout au long de notre cursus, elle nous faisait rêver du métier d’infirmière avec ses belles valeurs et nous parlait toujours avec beaucoup de dévotion de l’art infirmier. Après m’avoir écoutée, elle eut ces mots : « Ce sont des choses qui arrivent, des choix sont parfois faits ». Foudroyée, je n’ai pu que prendre la fuite en la remerciant poliment de m’avoir reçue. J’étais allée chercher des réponses, du réconfort ou même simplement une once d’empathie et n’ai pu recueillir qu’une réflexion neutre dépourvue de tout sentiment. Cela a placé le point final à toute envie de pratiquer l’art infirmier.
Quel était encore le sens de prodiguer des soins si ce genre de décision pouvait être prise d’un claquement de doigts ? Quel était mon rôle dans tout cela et qu’en était-il de mon identité à la fois personnelle et professionnelle ?

par Athénaïs Seret, Pratiques N°101, juin 2023

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