La Covid n’est pas seule responsable !

Bernard Roy
Professeur titulaire, Faculté des sciences infirmières, Université de Laval

On a permis à l’État québécois d’offrir aux personnes âgées en centres d’hébergement de soins de longue durée des patates en poudre et un seul bain par semaine. Aujourd’hui, on s’étonne que ces personnes tombent comme des mouches sous les assauts de la Covid-19.

Depuis l’arrivée de la pandémie de la Covid-19 en sol québécois, ce virus venu d’outre Pacifique, a, en date du 19 novembre 2020, tué 6 664 personnes.
À elles seules, les personnes de plus de 70 ans comptent pour plus de 80 % de ce nombre. De froides statistiques qui occultent des millions de pages d’histoire de vie, à jamais effacées de notre mémoire collective. Plus troublant encore est le fait que 85 % des décès comptabilisés depuis l’arrivée de la pandémie au Québec sont survenus en Centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD), Ressource intermédiaire (RI) ou Résidence pour personnes âgées (RPA).
En ces lieux, ironiquement nommés « milieux de vie » par les gestionnaires du système de santé ainsi que par des experts de la sénescence, le taux de létalité de la Covid-19 dépasse les 30 %. Mais, en fait, est-ce vraiment ce coronavirus qui a tué toutes ces personnes du vieil âge ?
En 2012-2013, au sein de la société québécoise, se déployait un débat autour de la délicate question de l’aide médicale à mourir. Ce dossier était piloté par la députée du Parti québécois, Véronique Yvon qui, à cette époque, occupait les fonctions de ministre responsable du dossier « Mourir dans la dignité ». Ma collègue, infirmière, philosophe et éthicienne, Danielle Blondeau, malheureusement décédée subitement en 2014, était farouchement opposée à ce virage qu’entendait prendre la société québécoise. Ce qu’elle craignait le plus, dans l’avènement de l’aide médicale à mourir, était que la société québécoise poursuive son désinvestissement dans le « soin » au profit, et j’utilise sciemment ce mot, d’un système de santé axé sur le curatif et la rentabilité.
J’appréciais discuter avec ma collègue. De mon côté, j’estimais essentielle – et l’estime toujours – l’adoption de cette loi du fait qu’elle allait contribuer au respect du droit à l’autodétermination des personnes jusqu’à leur dernier souffle, cette autodétermination tant réclamée par Momo, pour Madame Rosa, auprès du docteur Katz dans La vie devant soi de Romain Gary. Je me souviens très bien de m’être mis en bouche les mots de Momo pour argumenter auprès de mon amie. « Le droit sacré des peuples ça existe, oui ou merde ? ». Tout comme Momo le réclamait pour Madame Rosa, j’estimais que toute personne a « le droit sacré de disposer d’elle-même ». Danielle, pour sa part, craignait les dérives. Elle estimait qu’avec l’adoption de cette loi, le système de santé risquait, à la longue, de délaisser davantage son obligation de mutualité envers les humains et ses responsabilités éthiques du « prendre soin » d’autrui.

Cet abandon du soin n’était certes pas un objectif des politicien.ne.s, tous partis confondus, qui militaient, à ce moment, pour l’avènement de cette loi. Toutefois, je le concède, aujourd’hui à Danielle, cette priorisation du « mourir dans la dignité » constituait un révélateur d’une société québécoise souffrant de plus en plus de cécité envers la nécessité du prendre soin. Et, pourtant, déjà à cette époque et depuis fort longtemps, d’alarmants indicateurs scintillaient de tous leurs feux pour révéler le manque, pour ne pas dire l’absence de soins envers les plus vulnérables de la société québécoise. Réaliser l’inventaire de tous ces signaux d’alarme prendrait des semaines, voire des mois.
Imaginez ! L’État québécois, en 2016, le plus sérieusement du monde, légiférait pour justifier qu’un bain par semaine, pour un pensionnaire en CHSLD, suffisait et que les patates en poudre constituaient un choix nutritif pour le système biologique et bien rentable pour les finances de l’État. Nous avons, collectivement, laissé passer ça ! En 2017, les parlementaires débattaient, le plus sérieusement du monde, de l’importance de donner plus d’un bain par semaine aux résident.e.s des CHSLD. Le 21 septembre 2017, un article, à la une du quotidien Le Devoir titrait : « CHSLD : le droit à deux bains par semaine est reconnu ». Wow ! Et on s’étonne, qu’au printemps 2020, les personnes âgées en CHSLD, au Québec, tombaient comme des mouches sous les assauts de la Covid-19.
La crise de la Covid a également révélé le peu de considération que l’État québécois porte aux soignant.e.s, particulièrement celles et ceux qui œuvrent auprès des personnes âgées en CHSLD et RPA. Un état de fait qui perdure depuis de bien trop nombreuses années. Je dois, toutefois, nuancer mes propos. De quel soignant parle-t-on ? Des médecins spécialistes qui, au Québec, en 2019, gagnaient en moyenne 414 723 dollars par année ? Des médecins généralistes qui, eux, obtiennent une rétribution annuelle moyenne de 344 014 dollars ? Parle-t-on des infirmières cliniciennes qui, elles, gagnent, en moyenne, 66 000 dollars, cinq fois moins qu’un médecin omnipraticien ? Où, plutôt, parle-t-on des préposés aux bénéficiaires [1] qui, dans le secteur public gagnaient, en 2019, tout juste 40 000 dollars par année et, dans le secteur privé, à peine 32 000 dollars ? Il faut savoir qu’en 2019, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) établissait que dans une ville comme Montréal, le revenu viable pour une personne seule s’établissait à 27 205 dollars et, pour un couple avec deux enfants d’âge préscolaire à 58 166 dollars. Pas besoin de détenir un diplôme en économie pour constater que toutes les personnes occupant un poste de préposé aux bénéficiaires, travaillent, dans les faits, pour à peine se sortir la tête en dehors des eaux troubles de la pauvreté. Doit-on se surprendre de constater qu’au Québec, le tiers des quelque 250 000 aides-infirmiers, aides-soignants et préposés aux bénéficiaires sont des immigrants, et que ce sont majoritairement des femmes ? Faut-il s’étonner que, dans la ville de Montréal, les arrondissements les plus affectés par la Covid-19 furent ceux où se retrouvent de fortes proportions de personnes issues de l’immigration vivant en situation de pauvreté et qui, au quotidien, se retrouvent, comme préposé et aide-soignant, au chevet des personnes âgées survivant en CHSLD et RPA.
Au moment du pic de la première vague de la Covid-19, lors de ses points de presse quotidiens, le Premier ministre Legault annonçait, dans un premier temps, le décès de dizaines de nouvelles personnes en CHSLD et RPA. Il reconnaissait, du coup, que l’État québécois avait, depuis des décennies, négligé les aides-soignants et préposés aux bénéficiaires. Leur pénurie était telle que l’État québécois a dû faire appel à l’armée canadienne pour assurer, tant bien que mal, les soins en CHSLD. L’absence de soin était à ce point critique que, dans les faits, ce n’est pas la Covid-19 qui tua toutes ces personnes. Un urgentologue de Montréal mentionna que les personnes âgées transférées des CHSLD vers l’urgence de l’hôpital où il travaille étaient dans un bien piètre état. En plus d’être affamées, plusieurs étaient déshydratées à un point tel qu’elles souffraient d’insuffisance rénale.
Le soin, suggère la philosophe Céline Lefève, repose sur une relation éthique du fait qu’elle vise le respect d’une liberté qui cherche à s’exercer. Quelle que soit la faiblesse, le handicap qui afflige une vie, celle-ci cherche toujours à exercer sa liberté et ce, jusqu’à choisir, éventuellement, de s’éteindre volontairement. Il n’y a pas de soin, rappelle le philosophe Frédéric Worms, sans manifestation d’une vulnérabilité qui requière de l’aide. Toutefois, si cette aide peut apporter du secours, contribuer à l’émancipation, elle peut, malheureusement, devenir un espace d’exercice d’un pouvoir abusif et assujettissant. Et, manifestement, les gestionnaires de l’État québécois et d’un grand nombre d’institutions, pendant des décennies, en appliquant la méthode Toyota aussi nommée Lean Management (production allégée) on fait preuve d’un pouvoir abusif sur des milliers de vies fragilisées. En fait, ont-ils vraiment vu ces vies ? N’ont-ils pas, plutôt, considéré des colonnes de chiffres à faire balancer ?
Depuis le milieu des années 1980, au Québec comme dans la majorité des pays occidentaux, la rationalisation du système de santé et de l’offre de soins s’est accentuée sous l’impulsion d’une gouvernance et d’une pensée néolibérale qui a fait du secteur de la santé un secteur comme les autres. Un business à rentabiliser, en calculant rigoureusement le nombre de débarbouillettes, de serviettes, de papier hygiénique, de draps, de bains, de fibres, de calories… à investir dans le cycle de production. Le temps investi dans tout acte soignant étant, lui aussi, calculé, chronométré. Changer un lit, une couche, donner à boire, à manger à un patient, questionner, parler à une personne alitée… tout, absolument tout est calculé. Tant de patient.e.s + tant d’actes à poser = le moins de personnel possible. L’aide est apportée pourvu qu’elle rapporte ! Pendant ce temps, l’État puisait allégrement dans ses goussets pour assurer une rémunération équitable aux enfants chéris du système de santé, les disciples d’Esculape.

Quoi qu’en pensent ces gestionnaires du système de santé qui affichent fièrement leur « ceinture verte lean », « soins » et « méthode Toyota » sont incompatibles. Peut-on sincèrement faire du « soin » un objet de commerce qui se décortique en actes qui, eux, se rémunèrent à la pièce ? Comment peut-on, en toute humanité, transformer des personnes âgées en perte d’autonomie en objets de commerce qui font saliver des actionnaires en quête de profits ? De nombreux scientifiques, associés au monde de la santé et de l’économique, s’acharnent pourtant à élaborer de rigoureuses méthodes de calcul permettant, prétendent-ils, de démontrer l’efficience d’un « soin » dispensé dans un constant souci de rentabilité.
Dans le dernier ouvrage publié par Danielle Blondeau, en 2013, un an avant qu’elle nous quitte, le philosophe Thomas de Konink écrivait que « le degré de civilisation d’un peuple, d’une société, se mesure à sa conception de l’hospitalité ». Des propos qui rejoignent tout à fait ceux du philosophe Avishai Margalit qui affirme, lui, qu’une « société décente est une société dont les institutions n’humilient pas les gens ». La pandémie de la Covid-19 révèle l’ampleur de l’humiliation que nous faisons vivre aux personnes les plus vulnérables de notre belle société québécoise. Danielle soutenait, à juste titre, que l’hospitalité de notre système de santé était en voie de dissolution. Hospitalité… un mot d’un autre temps ayant pour origine latine hospes, qui désigne l’hôte et hostis qui, lui, renvoient à l’étranger envers qui nous avons des devoirs d’hospitalité.
Ce sont ces expressions latines qui constituent les fondements des mots « hospice », « hôtel-Dieu » ou encore, « hôpital ». Aujourd’hui, dans nos sociétés de haute civilisation, nous avons si peur du « vieux » que nous nous sommes débarrassés des ringardes appellations des lieux de soins pour les remplacer par les jeunes et modernes concepts que sont les CHSLD, RI, RPA… Ce sont là, les acronymes des lieux où, socialement, nous enterrons, vivants, les vieux et autres citoyens en perte d’autonomie. « Le jeune pousse le vieux » dit-on. Intéressant de constater que le « H » de CHSLD réfère au mot « hébergement » qui, lui, a pour origine l’expression francique heribergon qui signifiait, entre autres, « fournir le gîte à une armée ». Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’historiquement, on ne traitait pas aux petits oignons les militaires à l’intérieur des baraquements dans lesquels ils vivaient entassés. Mais, comme le chantait Jacques Brel… « au suivant… au suivant… ». Ces changements de dénomination illustrent, en quelque sorte, cette perte du sens du soin et un abandon des personnes vulnérables que craignait tant Danielle.

En juin 2016, la Commission de la santé et des services sociaux du Québec déposait un rapport intitulé : « Les conditions de vie des adultes hébergés en centre d’hébergement et de soins de longue durée ». On pouvait lire, dans ce rapport émanant d’une consultation commencée en 2013 et, donc, précédant de sept ans la crise de la Covid-19 qu’il « ressort des échanges qu’ils (les préposés aux bénéficiaires) sont en trop petit nombre, que certains font face à de l’épuisement professionnel et que le taux de roulement est élevé ». Quatre ans après le dépôt de ce rapport, lors de ses points de presse, le Premier ministre François Legault réalisait le même constat. En fait, loin de s’améliorer, la situation semblait s’être considérablement détériorée.
Depuis 2014, la loi sur l’aide médicale à mourir contribue à ce que de nombreuses personnes, en toute conscience et autodétermination, puissent mourir dans la dignité.
Il serait peut-être temps, maintenant, de nous préoccuper du « vivre dans la dignité ». Entre autres, du vivre dans la dignité des personnes âgées, particulièrement de celles en perte d’autonomie. Mario Paquet, un sociologue ayant consacré toute sa carrière à l’étude et au soutien des « aidants surnaturels » écrit, en paraphrasant l’épouvantail du magicien d’Oz, que « si vous ne savez pas où aller, la route que vous empruntez importe peu ». Il faudra, au sortir de cette pandémie de la Covid-19, que la société québécoise réfléchisse à la direction qu’elle entend prendre pour assurer, à toutes et à tous, et particulièrement aux plus vulnérables, un « vivre dans la dignité ». Et cette réflexion nécessitera, à mon sens, de nous sortir des lorgnettes économiques, mais, aussi, de retirer nos œillères médicales qui nous forcent à regarder le vieillissement comme une maladie qu’il nous faudrait, coûte que coûte, guérir. J’écris ces lignes et, en fait, je me demande : qui suis-je pour, ainsi, m’ériger en donneur de leçon ? L’actuelle ministre responsable des Aînés et des Proches aidants dans le gouvernement québécois est, à mon sens, une personne très compétente et excessivement dévouée. Mais, dans notre monde où les prêtres de l’économie et les bonzes du biomédical occupent le haut du parvis, a-t-elle les coudées franches ?
À l’époque où j’étais étudiant en anthropologie, j’ai eu le bonheur d’avoir, comme professeur, le regretté Bernard Arcan. C’est fou comme certaines personnes parviennent, bien malgré elles, à marquer, à tout jamais, des trajectoires de vie. En 1983, dans la revue Anthropologie et Sociétés, Bernard signait un article intitulé « La construction culturelle de la vieillesse ». Un texte important qui, à travers l’exemple des Cuivas, peuple autochtone de l’Amazonie, montre que l’âge est, en fait, une construction culturelle. Dans cet article, que je vous invite à lire, Arcan rapporte que « chez les Cuivas, les gens âgés ne forment pas une catégorie sociale identifiable pouvant être distinguée du reste de la société ». Arcan montrait que, chez les Cuivas, les personnes âgées ne sont jamais exclues ou maltraitées car « elles demeurent intégrées à l’ensemble social ». Ce n’est pas parce que les Cuivas âgés « participent à la production ou qu’elles détiennent un quelconque pouvoir économique, politique ou religieux… […] C’est plutôt que dans ces sociétés, les activités de tous les autres membres du groupe ne sont pas essentiellement différentes de celles des plus âgées ».
Je conclurais ce texte en paraphrasant Simone de Beauvoir qui « pour briser la conspiration du silence » envers le vieil âge, publiait, en 1970, son volumineux essai La vieillesse. La Covid-19 n’est pas la cause première des nombreux décès en ces lieux où des milliers de personnes de grand âge s’entassent derrière les murs de notre indifférence. La cause première de ces mortalités est, plutôt, le sort que notre société réserve à cette vieillesse fragilisée. Cette indifférence, cette absence de soins, concerne toute notre société et révèle, en quelque sorte, l’échec de notre civilisation. C’est l’humain tout entier, proposait de Beauvoir, qu’il faut refaire. Ce sont toutes les relations entre les êtres humains qu’il faut recréer si on veut que la condition des personnes âgées fragilisées devienne acceptable. Un être humain « ne devrait pas aborder la fin de sa vie les mains vides et solitaire ».
Certains diront que les idées que je défends dans ce texte sont celles d’un pelleteur de nuages. Pour ma part, je préfère, comme c’était le cas pour ma collègue Danielle Blondeau, appartenir à cette catégorie de gens qui, à grands coups de pelles, dégagent le ciel que les comptables ont assombri avec leurs opaques cumuloéconomicus.


par Bernard Roy, Pratiques N°92, février 2021

Documents joints


[1Les préposés aux bénéficiaires sont, au Québec, ce que sont les aides-soignants en France.


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