Annie Thébaud-Mony
Directeur de recherche honoraire à l’INSERM, docteur ès lettres et sciences humaines en sciences sociales, fondatrice et cher- cheure du GISCOP 93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle), présidente de l’association Henri Pézerat santé travail environnement, porte-parole du réseau international Ban Asbestos. Auteure de La Science Asservie. Santé Publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La Découverte, 2014
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- Cet article analyse le refus de reconnaissance en maladie professionnelle d’un docker décédé de cancer. Intervenue pour apporter des éléments scientifiques au dossier, l’auteure montre que la décision judiciaire est fondée sur un abus de position dominante de la part d’« experts médicaux ».
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Jean-Luc Chagnolleau a été atteint à l’âge de 52 ans de deux cancers primitifs (rein, thyroïde), qu’il a déclarés en maladie professionnelle en 2007. Ces cancers ne figurent dans aucun tableau de maladie professionnelle. Ce sont donc les médecins (médecin-conseil, professeur de pathologie professionnelle, médecin inspecteur régional du travail) siégeant en Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) qui, dans une procédure dite « hors tableau », ont été chargés de se prononcer sur l’existence (ou non) « d’un lien direct et essentiel entre la pathologie et le travail de l’assuré ». Jean-Luc Chagnolleau est décédé le 26 septembre 2011, tandis que les siens poursuivaient sa démarche.
Après les avis négatifs de trois CRRMP, le juge du tribunal des affaires de la Sécurité sociale (TASS) de Nantes a considéré, le 5 décembre 2014, qu’il disposait « d’éléments d’information suffisants pour retenir que la multi-exposition de M. Chagnolleau à des produits toxiques et cancérigènes au cours de son activité professionnelle a un rôle causal direct et essentiel dans la survenance de sa pathologie ». L’employeur et la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) ont fait appel de la décision et demandé à la cour d’Appel de Rennes la désignation d’un quatrième CRRMP. De la part de la CPAM, cet appel contre une décision favorable à la victime de maladie professionnelle et ses ayants droit peut surprendre à double titre. D’une part, la CPAM est censée garantir les droits de victimes. D’autre part, la reconnaissance de la maladie professionnelle entraîne la prise en charge financière des soins et de l’indemnisation, non plus par l’Assurance maladie, mais par les employeurs. Dans la réalité, une stratégie de mise en cause de la régularité de la procédure permet aux employeurs de renvoyer la charge financière sur la CPAM. D’où l’appel de la CPAM et c’est ainsi que dans le cas de Jean-Luc Chagnoleau, un 4e CRRMP désigné par le juge d’appel s’est prononcé – corporatisme oblige ! – comme les précédents. Le 8 février 2017, sur la base de cette décision médicale, la cour a infirmé le jugement du TASS de Nantes et refusé la reconnaissance en maladie professionnelle.
Comment est pris l’avis de CRRMP ?
Quelles sont les données de la littérature scientifique susceptibles de conduire à cette affirmation – indéfiniment répétée – des douze médecins ayant examiné le dossier de Jean-Luc Chagnolleau, selon laquelle les expositions professionnelles aux cancérogènes subies par ce dernier ne sont pour rien dans la survenue de cancers précoces ? Aucun des avis ne le précise. Pas plus qu’ils ne daignent discuter les arguments qu’en tant que chercheure du GISCOP 93, j’ai pu développer dans des notes et attestations produites au dossier, notamment ce qui suit :
« Le lien entre le cancer du rein et la poly-exposition à différents cancérogènes dans l’activité professionnelle a fait l’objet de plusieurs publications scientifiques rapportant des études originales ou des méta-analyses (analyse des résultats cumulés de plusieurs études originales). En 1989, une méta-analyse s’appuie sur plusieurs études au niveau international pour montrer qu’une relation statistique très significative a été établie entre exposition à l’amiante et excès de cancers du rein. [1] En 1994, sur la base des données du registre des cancers, une étude menée au Danemark montre le lien entre l’apparition d’un cancer du rein et l’exposition aux hydrocarbures. [2] En 2000, une étude allemande met en évidence un excès de risque de cancer de rein chez les ouvriers exposés simultanément aux huiles minérales, huiles de coupe, HAP et amiante. [3] En 2011, sur la base des données de l’étude cas-témoin Icare, le lien entre cancer du rein et expositions professionnelles multiples est établi ». [4] Certaines de ces substances – et d’autres ! – figurent dans la reconstitution du parcours professionnel et des expositions professionnelles de Jean-Luc Chagnolleau. Mais les médecins de la CRRMP ne les prennent pas en considération.
Carences de la surveillance sanitaire, invisibilité des expositions
En France, l’inexistence d’études épidémiologiques spécifiques, l’absence de registre de cancer du rein comportant, pour chaque cas, l’historique du parcours professionnel du patient, ainsi que l’absence de traçabilité des expositions professionnelles aux substances toxiques dans les entreprises, construisent l’invisibilité des liens entre cancer et expositions. Ces informations n’étant pas recherchées, elles ne sont pas connues. Il s’agit d’un processus d’effacement des traces rendant invisible l’ampleur des conséquences sanitaires de ces expositions.
Il n’existe pas de bibliographie spécifique concernant les cancers professionnels des dockers. En effet, il s’agit d’un groupe professionnel de petite taille qui, tout en ayant obtenu en France en 1992 un statut d’emploi relativement favorable, s’inscrit dans un contexte d’intensification du transport maritime de marchandises, qui a conduit à d’importantes transformations des conditions de travail des dockers, notamment du fait de la contamination par des substances toxiques des marchandises à charger ou décharger. Même s’ils subissent une importante poly-exposition à ces substances, les dockers ne font pas partie des populations stables et permanentes sur lesquelles portent les études épidémiologiques. Mais une absence d’études ne peut être assimilée à une absence d’effets sanitaires des cancérogènes chez les dockers exposés.
Choisir un cancérogène plutôt qu’un autre ?
Le jugement de la cour d’Appel de Rennes évoque le fait que moi-même, je « n’expose pas un lien certain entre la poly-exposition et le cancer du rein » de Jean-Luc Chagnolleau. Il faut ici revenir aux caractéristiques du cancer. Il ne répond pas au modèle causal dominant : « une cause – un effet ». Le cancer est une histoire longue de plusieurs décennies, impossible à reconstituer précisément a posteriori pour un individu particulier. Pas un scientifique rigoureux, ne peut se permettre d’affirmer – comme le font les médecins de CRRMP – que certains cancérogènes – les facteurs extraprofessionnels – seraient en cause, et pas les autres, mêmes avérés.
Dans un chapitre intitulé « risques et atteintes toxiques », André Picot (toxico-chimiste) et moi-même avons présenté un état des connaissances scientifiques, issu de la biologie et de la toxicochimie, concernant les mécanismes d’action des substances toxiques dans l’organisme. L’ensemble de ces travaux met en évidence la complexité des processus de cancérogénèse, à l’articulation d’atteintes cellulaires, de processus métaboliques et de réactions de défense de l’organisme en présence de produits xénobiotiques toxiques. Concernant les liens entre cancer et exposition à des cancérogènes et mutagènes avérés, la complexité des processus de cancérogénèse induit donc des conditions particulières d’identification du lien direct et essentiel entre des expositions professionnelles multiples et de longue durée à des cancérogènes, et le cancer. En effet, l’attention doit être portée non pas sur des données épidémiologiques – le plus souvent inexistantes –, mais sur la toxicité avérée des produits auxquels la personne a été exposée dans son activité professionnelle. Les liens directs et essentiels entre les expositions recensées et le cancer observé sont avérés, au sens où rien ne permet, sauf preuve scientifique contraire, de nier l’action toxique et les effets de synergie de plusieurs agents cancérogènes dans la survenue de cancers observés, qu’il y ait ou non conjonction entre facteurs professionnels et non professionnels.
L’influence des différents polluants auxquels a été exposé Jean-Luc Chagnolleau a structuré l’histoire de ses cancers, sans qu’il soit possible à un médecin ou à un scientifique d’en élucider la part respective. Il est cependant certain qu’en présence d’une tumeur cancéreuse, aucune des expositions antérieures ne peut être exclue en tant que facteur de risque potentiel. Plus s’accroît le nombre de polluants concernés, plus se multiplient les atteintes toxiques et leurs effets de synergie, qui vont contribuer non seulement à la genèse du cancer, mais aussi à la rapidité de son développement. Or, alors qu’en France, l’âge moyen des patients atteints de cancer du rein au moment du diagnostic est de 65 ans (données INCa), le cancer de Jean-Luc Chagnolleau s’est déclaré à l’âge de 52 ans. Il s’agit donc d’un cancer précoce.
Les experts médicaux de la CRRMP prennent leur décision en référence – exclusivement – à l’absence d’études épidémiologiques, à l’exclusion de toute prise en considération du faisceau d’arguments issus des connaissances acquises dans d’autres disciplines scientifiques.
En revanche, la démarche du juge prend appui sur ce faisceau d’éléments scientifiques portés au dossier qui – souligne le juge – ne permet pas d’exclure l’action pathogène des cancérogènes auxquels Jean-Luc Chagnoleau a été professionnellement exposé. En outre, le jugement du 5 décembre 2014 du TASS de Nantes souligne le fait que « face à l’ensemble de ces éléments d’information, la motivation des avis des comités nationaux saisis est trop succincte pour rendre compte des éléments du dossier qui (les) ont convaincus d’exclure le rôle causal essentiel du travail ». Il en est de même avec la CRRMP de Normandie, qu’a pourtant suivi la cour d’Appel de Rennes.
Un abus de position dominante de la part d’« experts médicaux »
Ainsi des médecins chargés d’une expertise de maladie professionnelle décident d’ignorer les caractéristiques biologiques du cancer qui empêchent de « choisir » entre différents facteurs de risque en tant que cause certaine, et ne retiennent de l’épidémiologie que les publications en défaveur des travailleurs victimes d’exposition professionnelle à des substances cancérogènes. Ignorant la réalité des conditions de travail et de l’exposition professionnelle aux cancérogènes de travailleurs atteints de cancer, leur posture d’« experts médicaux » n’est fondée ni sur l’expérience, ni sur une démarche rigoureuse de consultation des connaissances scientifiques disponibles, mais reflète l’idéologie dominante en médecine et santé publique concernant le cancer comme maladie comportementale. Leur « expertise » fait obstacle au droit des victimes à la réparation tout en mettant les employeurs à l’abri de l’obligation d’indemnisation d’atteintes professionnelles mortelles. Ainsi se perpétue l’invisibilité des cancers professionnels, contribuant à retarder encore leur prévention. La cour de cassation, saisie par la famille de la victime, acceptera-t-elle d’examiner cet « abus de position dominante » pour ce qu’il est ?