De la valeur face à la pénurie

En se saisissant de l’appel à écriture, l’équipe infirmière témoigne à la fois de l’amputation de sa fonction, la perte de sens, mais surtout de la créativité du soin psychiatrique, là où elle est encore prescrite, respectée, partagée, historisée par le récit.

Annick Bernabéo, Bénédicte Delarue, Mohammad Mouma, Cédric Roueil, Abdoul Wane, Agnès Weck et l’équipe soignante du foyer René Capitant

Invité à une synthèse d’équipe, un cadre formateur de l’institut en soins infirmiers de la Pitié Salpêtrière fait ce constat qui honore le collectif soignant : les étudiants infirmiers en stage au foyer de postcure René Capitant, en plus d’apprécier le stage pour la qualité de l’accueil et de l’encadrement, y apprennent quelque chose d’essentiel dans la relation humaine, la nature même d’une présence soignante pleinement reconnue dans sa fonction, qui exerce dans la disponibilité, la tranquillité des liens professionnels.
Le formateur ajoute qu’apprendre des gestes techniques en réanimation, en chirurgie, en cardiologie, nécessite d’y consacrer de l’attention, du temps et de la concentration. Encore faut-il que les soignants supportent les cadences accélérées imposées par une logique comptable, l’augmentation des tâches administratives qui les tiennent éloignés des patients et de l’équipe. Dans ces conditions, la rencontre avec un patient peut ne jamais se réaliser car la capacité de reconnaître et d’accueillir la souffrance de l’autre, malade, n’est pas prise en compte. Alors l’essentiel du soin se dissout au profit d’une technique mécanisée, certes efficace mais dénuée d’âme.
Attardons-nous sur ce mot de jadis : l’âme. En lutherie, on parle de l’âme d’un violon comme de sa spécificité sonore, les marionnettistes utilisent ce substantif pour désigner le centre de la marionnette. Il semble qu’à l’heure actuelle, l’âme des soignants soit au mieux négligée, au pire vilipendée, au profit d’un corps qui doit sans état d’âme ne souffrir d’aucune défaillance, se soumettre à des rythmes insensés, être remplaçable.
Au foyer de postcure, les infirmiers s’engagent et écrivent. Référents des patients, c’est-à-dire témoins de leur parcours durant le séjour, ils préparent par écrit les synthèses qui nourrissent le travail clinique. C’est une tâche complexe, exigeante, qui réclame du temps, du silence, permettant la mise en récit de l’histoire du patient. Des traces écrites, issues d’une collecte de matériel clinique effectuée auprès de tous les collègues, puis partagées avec eux, sont ainsi déposées pour chaque patient.
Lorsque le récit collectif soignant est impossible, chacun est renvoyé à une souffrance solitaire ou à un sentiment d’échec personnel et le récit de soi se fragilise. « L’histoire de chacun est enchevêtrée dans l’histoire des autres (…) c’est ainsi que notre histoire devient un segment de l’histoire des autres. C’est un tissu internarratif, si l’on peut dire, qui est déchiré par la souffrance » explique Paul Ricoeur dans La souffrance n’est pas la douleur.
Dans ce lieu de soin où ceux qui tiennent le cadre disent en réunion institutionnelle « il y a un temps qui ne va pas être perdu à ne pas être chiffré », les soignants se racontent, organisant leur expérience et leur mémoire des événements humains essentiellement sous forme de récits. À l’intersection des éthiques du soin qui rappellent notre vulnérabilité commune, anthropologique, de la psychothérapie institutionnelle qui défend l’idée d’un monde à partager entre les personnes qui occupent la fonction de soignant et celles qui sont là parce qu’en grande difficulté de vivre, de notre position de sujet responsable, et de la réflexion sociologique et politique, qui rappelle avec Richard Sennett dans Le travail sans qualités, les conséquences humaines de la flexibilité, qu’un régime ou une institution « qui n’offre pas aux êtres humains de raisons profondes de veiller les uns sur les autres ne saurait durablement conserver sa légitimité », la parole infirmière s’exprime et nous l’écoutons.
Au bureau d’accueil, profitant de la prise de traitement du soir, Bénédicte prend des nouvelles de la journée des patients. Elle raconte : « Je me souviens avec enthousiasme de ma formation d’infirmière psychiatrique : les cours étaient passionnants, les stages intéressants, j’ai vraiment appris mon métier durant ces trois ans. Je remarque avec tristesse que depuis que cette formation et ce diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique ont disparu, la psychiatrie s’est trouvée amputée. Georges Daumézon écrivait dans un article d’un congrès de psychiatrie et de neurologie en 1974 au sujet du "savoir infirmier psychiatrique" : "Il faut, en étudiant les lieux d’échanges actuels entre infirmiers, fournir les moyens de multiplier ces expériences et leur donner toute la dignité désirable (...) On ne saurait cependant trop insister sur la nécessité de mettre, au centre de la formation, l’élaboration de l’expérience de la vie avec le malade telle qu’elle peut être menée avec ceux qui la partagent." Je n’exerce que dans des structures où les moyens humains et financiers sont présents, je suis sensible à la bienveillance du cadre, la discussion, la qualité de l’accueil et la rigueur professionnelle. Je vis comme un cauchemar l’arrivée de robots piétinant par leur mécanique efficace tout sens au boulot de soignant. »

Durant le dîner, Cédric hèle un patient plutôt solitaire et l’installe à ses côtés. Il explique : « J’ai choisi mon camp, j’ai quitté la psychiatrie publique où j’étais sollicité au vu de ma carrure pour des interventions musclées. J’aime organiser des repas festifs, des séjours thérapeutiques, je peux même gérer une campagne d’éradication de punaises de lit ! J’essaie d’y mettre de la logique, de l’investissement, de l’humour. Je considère que mon lieu de travail, que je qualifie d’exceptionnel, devait être une norme en matière de soins. J’exerce mon esprit critique, ma demande de justice, mon sens politique en réunion de synthèse ! Les discussions sont parfois rugueuses, les échanges musclés. La parole peut être proférée, puis entendue, examinée, reprise, et l’humour circuler. Solidaire de mes collègues travaillant en soins somatiques ou dans d’autres services de psychiatrie, je m’inquiète de la perte de sens – "on se cherche en vain dans ce que l’on voit faire" – dont souffre le métier d’infirmier, entraînant, après un temps de doutes et de souffrance, un abandon de la profession. »

L’hôpital agonise et nous sommes entrés dans le temps de l’urgence. « Cela se traduit par une demande de justice, entre les humains, qui parfois va même s’adresser "au-delà", traduisant ainsi la priorité de la relation, au sein de nos besoins vitaux. » écrit Frédéric Worms dans Vivre en temps réel.

Au groupe d’analyse des pratiques, une fois par mois dans la salle dite de piano, Abdoul sort son carnet et son stylo : « J’ai toujours des choses à dire, à apprendre, à comprendre et je suis confiant. À l’institut de soins infirmiers dans lequel j’apprenais le métier d’infirmier, le relationnel l’emportait sur la technique. La bonne parole qui circulait dans l’hôpital affirmait "que le patient est au centre de tout", mais sur le terrain, le seul objectif est la réalisation des soins techniques. Même le "bonjour comment ça va" est prononcé de façon plaquée, comme un écran langagier opposé à toute plainte qui ralentirait la rapidité d’exécution requise. Pour moi, le sens éthique du soin est défini ainsi : 1. le travail d’équipe, 2. la bientraitance de l’institution, 3. son positionnement dans le soin. J’ai eu le coup de foudre pour la thérapie institutionnelle qui encourage la pensée clinique, les hypothèses de travail pour accompagner le patient, le développement d’espaces de circulation où soignant et patient peuvent créer ensemble. Le quotidien partagé permet de s’approcher de l’angoisse psychotique. Je salue la capacité de renaissance des patients et leur courage qui entretient notre courage de soignant. »

Dans la salle de sport, au quatrième étage, Mohammad encourage deux patients « une petite demi-heure d’exercices avant la réunion soignant soigné, c’est parti ! ». Il se souvient : « J’ai commencé mon métier d’infirmier en 2015. J’ai travaillé en salle de réveil puis en psychiatrie dans des grands hôpitaux parisiens avant de choisir la pédopsychiatrie et la psychiatrie au foyer de postcure. Je ne retournerai plus en somatique parce que ce n’est plus ma vision du soin. Le temps soignant est voué à des tâches incessantes qui entretiennent routine et rendement et installent une situation traumatique. Aucune oreille ne pratique une écoute attentive, on rentre l’âme pesante à la maison et l’on se cache derrière une technicité pour fuir cette réalité. Un jour, après qu’une patiente m’a dit : "Ça ne sert à rien que je vous raconte, demain ce sera un autre à votre place", j’ai compris que ce n’était pas ma vision du soin et je me suis extirpé de cette situation professionnelle. À l’hôpital de jour, en pédopsychiatrie, je retrouve mes valeurs, une équipe, du temps pour le patient, pour penser un projet de soins. Je reconnais néanmoins la nécessité d’une résistance face à l’administration qui considère la psychiatrie comme une discipline négligeable. S’il y a un besoin urgent d’un soignant dans un service, c’est en psychiatrie qu’on viendra le chercher. Sur les plannings qui, coûte que coûte, doivent être bouclés, les noms sont remplacés par des croix ! Au foyer, que je considère comme une "île du paradis", le soin prend tout son sens, le patient est là, acteur et responsable, dans une collaboration serrée avec les soignants. L’exercice de la pensée institutionnelle me renforce dans le fait que je n’exercerais plus ce métier si je devais retourner en somatique. »

Agnès, dans l’infirmerie, accompagne dans une présence attentive un patient qui refait son pilulier. Elle relate : « Dans un premier temps, je souhaitais être sage-femme. Engagée dans des études d’infirmière, j’ai d’abord pensé être infirmière en maternité avant de me retrouver en psychiatrie, qui fut un choix fait en connaissance de cause. J’ai travaillé en hôpital de jour où je me suis plu à animer des ateliers. J’ai ensuite passé un CAFERUIS (Certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale) et exercé comme cadre dans le public où j’ai vécu une dégradation progressive de ma situation professionnelle. J’ai sauvé ma peau en démissionnant. J’ai alors suivi une formation en santé au travail. Aujourd’hui, je partage mon temps dans un service de santé au travail interentreprises, dans lequel mon temps est compté et surveillé, et le foyer de postcure, où je me ressource à la solidité du collectif, réconfortée d’œuvrer dans une équipe solidaire. »

En réunion institutionnelle trimestrielle, un temps est pris pour parler du métier d’infirmier. Par sa capacité à se laisser altérer dans la rencontre quotidienne avec le patient, par ses observations, partagées au sein du collectif, sa position renforcée par le travail de l’équipe, l’infirmier développe des compétences remarquables et spécifiques : il est, selon Georges Daumézon, « celui qui cohabite avec le fou, qui a édifié, collecté un savoir : savoir vivre avec le malade mental – ce qui demande du temps et postule une technique ». Dans ce lieu de soin qui accueille des jeunes patients psychotiques, il les accompagne dans l’exercice d’une dimension de soin non chiffrable, nourri d’une pensée non codifiée, conscient du processus de séparation à l’œuvre au sein du transfert, tout au long de ce temps du devenir adulte.

par Annick Bernabéo, Equipe soignante foyer René Capitant, Pratiques N°102, juin 2023

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