Un autre triage est possible !

Inventer la santé en commun – nationale et mondiale - oblige à repenser les modes de tri, leur imbrication, les niveaux auxquels ils s’effectuent et pour quelles raisons. Ce triage doit être pensé démocratiquement et ne pas laisser le néolibéralisme sanitaire dicter ses priorités.

Jean-Paul Gaudillière
Historien

Le 29 mars dernier, Le Monde publiait une nouvelle tribune de médecins de l’Assistance-publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) à propos de la gestion de la pandémie de Covid-19, lesquels, une fois n’est pas coutume, mettaient directement en cause la responsabilité du président de la République et sa décision, fin janvier, de laisser courir les nouveaux variants du virus à défaut d’une politique efficace de traçage et d’isolement car il s’agissait d’éviter, le plus longtemps possible, un troisième confinement : « La situation actuelle tend vers une priorisation, autrement appelée "tri", qui consiste, lorsqu’il ne reste qu’un seul lit de réanimation disponible mais que deux patients peuvent en bénéficier, à décider lequel sera admis (et survivra peut-être) et lequel ne sera pas admis (et mourra assez probablement). … En imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre et quel patient doit mourir, sans l’afficher clairement, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite … Ce n’est pas tant la stratégie de réponse sanitaire qui est en cause. Ce qui est en cause, c’est l’absence de transparence sur ses conséquences. Le gouvernement a choisi une stratégie et il doit en assumer les arbitrages devant la société tout entière. En la matière, il se doit de prendre la responsabilité des conséquences de sa stratégie ».

On ne saurait mieux définir et résumer une opération de triage : une allocation des ressources médicales en fonction de leur disponibilité et de critères de priorisation. Comme le rappellent Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen, le triage est apparu dans les traités de médecine militaire dans les années 1880 (Lachenal et al., 2014). À partir de la Première guerre mondiale, il désigne la gestion, au front, de l’énorme flux de blessés que génère la guerre « moderne » selon l’urgence des soins à apporter, l’organisation spatiale des services et les possibilités de transport. Ce classement n’est pas seulement dicté par l’état clinique des individus, comme le tri à l’accès en réanimation, il dépend des contraintes organisationnelles et des politiques, implique des jugements de valeurs sur les vies et sur leur utilité. Après son invention dans le contexte de la médecine militaire, le terme de triage a ensuite fait son chemin pour être investi par la médecine humanitaire dans la seconde moitié du XXe siècle.

Triage clinique versus triage systémique
Mais la pratique du triage est en fait bien plus familière que ce que ces références aux catastrophes suggèrent. Face à la pandémie de Covid-19, sa banalité est apparue en pleine lumière à l’occasion des débats sur la vaccination avec la priorisation des bénéficiaires, la hiérarchisation des personnes vulnérables et la succession plus ou moins chaotique des plans définissant une hiérarchie des risques et des populations pour proposer un séquençage de l’accès. Contrairement aux discussions classiques sur l’accès aux produits de santé, l’enjeu, en Europe du moins, n’est pas tant le coût que la limitation des capacités de production.
Mais, en matière de vaccination, le tri existe aussi selon un autre mode, tout aussi décisif, mais qui relève de l’allocation collective des moyens dans le cadre des politiques de la santé globale. Souvenons-nous, l’été dernier, l’idée du vaccin « bien commun mondial » s’était traduite par la mise en place sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de deux mécanismes. Le premier pour assurer le financement de l’accès pour les pays à revenus bas et moyens suivant un modèle proche de celui du Fonds mondial. Le second pour faciliter la production locale en aidant au transfert de technologie via l’octroi de licences sur les technologies de production des nouveaux vaccins. Les deux dispositifs sont aujourd’hui dans l’impasse. Le premier du fait des conséquences de la politique de réservation des doses par l’Europe et les États-Unis et par manque de financements. Le second faute d’assentiment des pays « inventeurs », Union Européenne incluse, à l’idée d’une levée, même temporaire, des droits de propriété intellectuelle.
La relation entre ces deux registres de triage est fondamentale et c’est ce qu’ont bien vu les auteurs de la tribune du 29 mars. Si le triage clinique opère au niveau des « cas » et procède en une allocation de soin fonction d’une évaluation de besoins individuels, il dépend toutefois des termes et des effets de ce triage systémique qui résulte des politiques de santé, des investissements en infrastructures, des actions des institutions, des dynamiques de hiérarchisation des populations, des pathologies ou des outils d’intervention.
Depuis plus d’un an, les services de réanimation seraient « au bord » de la saturation, mais il n’a que très rarement été question explicitement de ce qui définit cette frontière entre un service saturé et un autre en capacité d’assurer toutes les prises en charges qui lui sont soumises, de même qu’il a été fort peu question des politiques qui, hors de nos frontières, en particulier en Asie, ont permis de maîtriser la pandémie. S’il n’en est jamais question, c’est précisément en raison de cette fiction qui fait du triage une opération exceptionnelle et locale, limitée aux décisions individuelles prises dans les services d’urgence ou de réanimation. Mais le triage n’est pas cette ligne rouge ou ce point de saturation cruel qu’il nous faudrait à tout prix éviter. Il est consubstantiel à l’activité de soin et se décline selon différents modes, à différentes échelles, en différents lieux et selon différentes ampleurs. Ainsi, si un triage massif à l’accès en réanimation n’a pas lieu lors de cette troisième vague, ce sera grâce à d’autres formes de triage, celui permettant de réduire les contaminations avec un nouveau confinement contesté par nombre de pédiatres et de spécialistes de santé mentale ou celui visant à libérer des personnels et des lits avec les déprogrammations. Le triage ne saurait être éliminé de l’équation, sauf à penser que l’abondance perpétuelle de tous les moyens de soigner est notre horizon partagé.

Faut-il en conclure à la fin du droit à la santé, à la généralisation des dénis d’accès et des inégalités ? Non, mais pour réinventer la santé en commun, il faut prendre au sérieux la question des priorisations. Il nous faut prendre au sérieux les dimensions systémiques du triage pour pouvoir le penser explicitement, le gouverner démocratiquement et ne pas laisser le néolibéralisme sanitaire et son culte de la performance dicter ses priorités. Le triage systémique existe en effet selon des modalités différentes, variables selon les acteurs concernés, selon la façon dont sont définis les objectifs et les priorités, selon les outils qui permettent de le mettre en œuvre. Et, de ce point de vue, les trois dernières décennies ont vu des changements majeurs, au Nord comme au Sud.
Un triage politique a dominé les Trente glorieuses. En France, il passait, par exemple, par le fait de donner aux hôpitaux un rôle stratégique de sorte que les décisions de construction ou d’ouverture de lits étaient au cœur de la priorisation. Celles-ci étaient prises sur la base de négociations territoriales faisant intervenir une évaluation grossière des besoins à partir de critères démographiques et une discussion (souvent tendue) entre administration sanitaire et élus locaux. Au Sud, cette domination du triage politique est parfaitement illustrée par la stratégie de soins de santé primaire adoptée par l’OMS à la fin des années soixante-dix. Celle-ci était associée au slogan « la santé pour tous en l’an 2000 » et à l’idée d’une reconnaissance générale du droit à la santé. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas triage, au contraire. Dans la définition de la stratégie, les priorisations portaient sur les populations (rurales car marginalisées par rapport aux urbains), les maladies (infectieuses et la santé maternelle et infantile) ou les biens (médicaments dits « essentiels » du fait de leurs cibles et de leur efficacité plutôt que de leurs coûts). La définition des besoins prioritaires dans ce cas reposant sur un jeu entre experts, politiques et appel à la participation des communautés.
En France, à cause des débats sur la gestion de l’hôpital, la fixation de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) et des grilles de la tarification à l’activité (la T2A), le triage économique prégnant à partir de la fin des années quatre-vingt-dix est désormais familier. Mais un mouvement analogue de montée en puissance de l’évaluation médico-économique caractérise la santé publique internationale. Le fameux rapport « investir dans la santé » adopté par la Banque mondiale en 1993, qui a officialisé et renforcé l’adoption de la santé comme cible majeure d’investissements pour cette institution, argumentait non pas en faveur d’une privatisation étendue mais bien en faveur de plus d’investissements publics à condition qu’ils soient « performants ». C’est-à-dire évalués sur la base d’analyses coûts-efficacité.

Covid-19, santé, environnement : vers une autre priorisation des besoins ?
Quelle peut alors être l’alternative ? Comment réfléchir collectivement la question des besoins en matière de santé ? L’horizon ne peut se réduire au jeu des expertises… démographique, clinique ou épidémiologique. Poser la question des besoins « essentiels » suppose en effet de savoir les besoins de qui sont pris en compte et dans quel contexte ; cela suppose aussi de définir les procédures par lesquelles une priorisation peut être décidée et mise en œuvre. De ce point de vue, la santé n’a rien de très original : la politique des besoins est le point de passage obligé de tout horizon de transition démocratique, sociale, écologique.
De fait, depuis mars 2020, la trajectoire française de la Covid-19 a – une nouvelle fois et parfois de façon dramatique – montré combien étaient urgentes certaines redéfinitions des « arbitrages » caractéristiques du fonctionnement de notre système de santé. La pandémie s’est en effet révélée être tout autant une question de circulation virale que la conséquence des inégalités et discriminations dans le champ de la santé, soulignant combien est urgent un repositionnement des pratiques en faveur des populations les plus précaires ou les plus à risques, en faveur de prises en charge moins centrées sur le médicament, en faveur des structures de soin locales et des interventions construites avec les personnes et les communautés, en faveur, enfin, du renouveau d’une santé publique qui a été considérée comme marginale depuis des décennies, réduite soit à la surveillance épidémiologique, soit à une politique de réduction des risques conçue comme éducation aux bons comportements.

Au-delà, une dimension surprenante des débats suscités par la pandémie, a été la façon dont ils ont mis en avant les enjeux écologiques et leurs liens aux questions de santé.
Premier indice : fin juillet 2020, la plate-forme intergouvernementale pour la biodiversité organise une expertise des liens entre la pandémie et les transformations des écosystèmes induites par l’activité humaine. Le constat dressé est celui d’une augmentation dramatique de la fréquence des zoonoses favorisée par la dégradation des écosystèmes, l’artificialisation croissante des zones de vie sauvage, le changement des équilibres entre pathogènes, animaux et humains, de sorte qu’en parallèle aux politiques de surveillance des circulations de pathogènes et des émergences, une réduction de l’impact des activités humaines sur la biodiversité est, comme telle, revendiquée comme action sanitaire. [1]
Par-delà cette question des origines des nouveaux virus, la « santé de la planète » a pris une place croissante dans les débats sur la santé à l’échelle internationale. Une synthèse élaborée en 2015 par l’OMS et la Convention des Nations Unies sur la biodiversité avançait ainsi trois idées : 1) les causes humaines de réduction de la biodiversité sont à l’origine d’une capacité de plus en plus limitée des écosystèmes à fournir des « services » essentiels, en particulier « la fourniture d’air pur et d’eau propre, la mise à disposition de ressources permettant la découverte et la production de thérapies, le soutien des cultures et des valeurs spirituelles » ; 2) les personnes les plus touchées par ces changements sont celles qui sont déjà socialement à risque, qui n’ont en particulier pas accès à une protection sociale adéquate ; 3) les risques majeurs sont ceux induits par la perte de biodiversité agricole laquelle joue un rôle crucial pour la production alimentaire, la pollinisation, le contrôle des parasites ; la transmission des pathogènes de la faune sauvage aux populations humaines ; les modifications et réduction de diversité des micro-biomes humains laquelle favorise l’apparition de pathologies et de dysfonctionnements du système immunitaire. [2]
Deuxième indice : la sortie du confinement a vu l’irruption au début de l’été d’une discussion sur la consommation massive d’équipements en plastique à l’hôpital, l’histoire de ce tournant vers le non-recyclable et la mise en avant d’alternatives – ce jusque dans les négociations du Ségur de l’hôpital !
Ce qui est interrogé n’est donc pas seulement la façon dont la surexploitation des ressources, les formes actuelles de production et de consommation engendrent des pathologies, il s’agit aussi de la façon dont le système de santé contribue lui aussi à la crise écologique. Ce que l’on peut considérer comme des signes d’émergence d’un triage environnemental en santé existe en fait depuis plus d’une décennie. Ils concernent principalement le champ de la santé environnementale, comme le montre la trajectoire du problème des « perturbateurs endocriniens », ces substances chimiques massivement utilisées dans l’industrie et dans la vie quotidienne, disséminées dans l’environnement et identifiées comme interférant avec les régulations hormonales participant de l’intégrité des organismes animaux et humains.

De façon intéressante, la catégorie « santé environnementale » n’est pas née, dans les années quatre-vingt-dix, de la seule recherche académique mais de l’interaction entre des chercheurs engagés, épidémiologistes et écologistes, et des mouvements sociaux, à savoir, aux États-Unis, le mouvement pour la santé des femmes et les organisations environnementales. Les perturbateurs endocriniens ont d’emblée été identifiés comme responsables de troubles dans les écosystèmes ET de troubles à la santé publique ; lesquels concernaient, initialement, les systèmes reproducteurs et leur fonctionnement : anomalies du développement des organes reproducteurs, réduction de la qualité du sperme, précocité sexuelle chez les filles, augmentation continue de l’incidence de certains cancers, maladies neuro-cognitives résultant de perturbations des étapes précoces du développement, etc. De plus, les travaux et les mobilisations les prenant pour cible ont profondément déstabilisé l’expertise toxicologique. Avec les perturbateurs endocriniens, les relations entre doses et effets ne sont plus linéaires et caractérisées par l’existence de seuils en deçà desquels ces derniers sont inexistants. Les perturbateurs endocriniens agissent à faibles, voire très faibles doses et leurs effets peuvent être bien plus délétères quand ils sont présents en petite quantité. D’où la mise en crise de la façon dont il est possible de réguler les usages de ces substances, voire de les trier.
Les arènes qui discutent aujourd’hui des perturbateurs endocriniens, de leur utilité et de leurs effets sanitaires constituent une expérience intéressante de ce que pourraient être les cibles d’une priorisation écologique en santé. Un premier niveau tient à l’évaluation de leur rôle dans telle ou telle maladie chronique et donc à l’importance qu’il faut donner à une politique de prévention prenant pour cible la réduction des expositions. Quelle hiérarchie des causes attribuables pour quelle hiérarchie des cibles ? Un second niveau concerne la généralité des phénomènes de perturbations endocriniennes, et donc la communauté de destin entre animaux et humains créées par les expositions. Faut-il traiter différemment les effets sur la santé humaine et les effets sur les écosystèmes ? Faut-il viser les expositions résultant de l’alimentation ou celles induites par les effluents et la pollution des rivières ? Un dernier niveau est celui de la priorisation des interventions. Quelles substances considérer, alors que la liste des perturbateurs officiellement reconnus en compte d’ores et déjà des centaines ? Faut-il essayer d’obtenir l’interdiction ou plutôt, compte tenu de l’importance des besoins et des usages de certaines molécules, miser sur un usage contrôlé passant par la définition de seuils et de techniques de confinement ?

L’utopie consiste à penser que cet agenda éco-sanitaire n’est pas une exception sectorielle ou un feu de paille, mais à espérer qu’au-delà de la pandémie, une priorisation écologique en santé participe d’un processus plus général de réinvention des lieux, des modalités et des outils d’une politique des besoins « essentiels » en santé.

Références
• Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert, Pierre-André Juven, Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun, La Découverte, Paris, 2021.
• Guillaume Lachenal, Céline Lefève, Vinh-Kim Nguyen (dir.), La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie, PUF, Paris, 2014.


lundi 28 juin 2021, par Jean-Paul Gaudillière


[1International Panel on Biodiversity and Ecosystem Services, Workshop on Biodiversity and Pandemics, Workshop Report, 29th October 2020.

[2UNEP, Convention on Biological Diversity, WHO, Connecting Global Priorities : Biodiversity and Human Health, Geneva, WHO, 2015.


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