« Micro-sémiologie = macro-connerie ». C’est une formule trouvée dans la préface d’un livre d’externat. Mais le professeur Machin qui en est l’auteur devrait le dire plus fort pour que le reste du monde universitaire l’entende. Enfin. Comment expliquer cette évolution, dans les études de médecine, vers le souci du détail, au mépris de l’essentiel, qu’on ne prend pas la peine de définir de l’intérieur ?
De quoi cette pseudo-rigueur est-elle le nom ? Pour mieux servir le patient ? Non malheureux ! La réponse n’a rien de mystérieux. Elle est même plutôt laide.
Le concours, cette sempiternelle machine à dénoyauter les cerveaux, est la finalité. Dans le troupeau des copies anonymes, il faut savoir se démarquer. Par le petit détail qui fait mouche, des milliards d’adjectifs à l’allure poétique défilent, pour qualifier un signe clinique que des futurs médecins vont aller réciter comme des moutons. Quelle aberration.
L’apprentissage de la médecine est laborieux, dérangeant dans l’inutilité de certains de ses savoirs, déficitaire dans d’autres champs.
De la 4ème à la 6ème année, la peur domine. Du haut de son mirador, elle snippe les étudiants pris sur le fait de l’oubli-des-mots-sur-la-copie, censé tuer les patient dans la vraie vie. La finalité de l’apprentissage médical a mué.
Insidieusement, il est passé du souci de non malveillance, à une stratégie d’évitement des procès. Attention, vaillants étudiants, voilà comment éviter la case prison ! Le leitmotiv en est démotivant.
Alors, on se défend comme on peut, pour ne pas devenir un mort-vivant.
Tout n’est pas bon à prendre, à apprendre, à comprendre dans ce qu’on nous demande d’ingurgiter. C’est sur ce terreau, fertilisé par d’autres, qu’a germé le Rire il y a deux ans. Collectif autonome à la sauce artisanale, dont la famille s’est agrandie l’année dernière. Pour donner la Troupe du RirE.
Nous nous sommes doucement organisé-es pour nous former à des notions auxquelles la faculté ne nous a jamais donné accès.
On essayait de faire du ménage, de remettre un peu de bon sens dans ces apprentissages. Mais cela prend du temps.
Nous former à produire collectivement du savoir utile, pour commencer. Et non consommer de la connaissance produite par certains, empaquetée par d’autres, dans leur coin. On s’inscrivait déjà dans une double contre-culture, celle qui lutte contre l’apprentissage isolé, et celle qui se revendique « de bric et de broc », c’est-à-dire, sans cadre formel pré établi. Sans pompeuse planification. Nous avons fini par renoncer aux ambitieuses finalités.
Nous n’avions pas envie d’attendre la fin de l’externat, qui nous volait tout notre temps de cerveau disponible, pour « nous poser les bonnes questions ».
Il a fallu passer par les sentiers sinueux, Dépasser le stade du ressentiment. Transformer un peu de nos matières premières en outils de défense dans nos études. On allait envahir les grands espaces où les grands cerveaux prenaient toute la place pour parler de la Santé. On s’est inscrits massivement à un enseignement d’éthique pensé par le gratin parisien et dispensé par ses larbins, pour aller rectifier certaines analyses erronées de nos chers contemporains. On a rédigé, à plusieurs mains, un guide d’auto-défense pour étudiants hospitaliers dragués par les industries pharmaceutiques.
La difficulté à conscientiser des choses qu’on allait chopper ailleurs, on était tous détenteurs d’un bout de vérité. Mais les bouts collés les uns à la suite des autres, ça avait tout de suite plus de gueule. Essayer plein de formes. Se planter. Recommencer. C’est comme ça qu’on grandissait, qu’on se déniaisait, qu’on mûrissait des choses, des idées, des moyens de se bouger.
Notre parti pris a été de remplacer le gavage industriel par des produits faits maison. Le hic, c’est que les produits maison ne répondent pas au standing de l’esteth. Mais mieux vaut une sale gueule, que pas de gueule du tout.
A force de gueuler contre la sacralisation du savoir technique, nous sommes devenus des adeptes du cancrisme. De véritables décroissants de l’apprentissage formel. Moins on en bouffe ,moins on en est malade. Nous ignorons quel genre de médecin cela va donner, probablement de la même trempe que certains vieux croûtons du SMG, qui vont sur Google avec leurs patients. (nota bene : c’est affectif)
Mais le mécontentement est créatif. On s’est octroyés un espace mental pour penser les conditions de production du savoir médical, dit « scientifique ». Nous nous sommes aussi payé le luxe de penser les conditions idéales de notre formation, et de rêver à un exercice médical qui soit cohérent politiquement, socialement, philosophiquement.
Nous ne sommes pas spécifiquement d’humeur anti-institutionnelle. Nous avons juste compris, après quelques tentatives riches de leçons, que le rythme des institutions n’était pas un rythme satisfaisant pour faire avancer le wagon.
Nous avions faim de pensée complexe dans l’apprentissage de la médecine, de ne pas enseigner d’emblée qu’on soigne les malades par shunts intellectuels interposés. Les Conduite à tenir, Orientation diagnostiques sont des outils utiles en médecine, mais finissent par bouffer tout l’espace. Surtout, ils ne diront jamais rien des symptômes, ce qu’il y a derrière les plaintes des malades. Ils ne nous expliqueront jamais comment faire pour qu’un individu qui ait besoin d’un médecin ait accès à un médecin. Et comment faire pour qu’en tant que médecin on ait accès au malade. Briser les codes sociaux, faire sauter les barrières mentales, être libre de passer les frontières affectives.
Nous croyons en la complexité de la relation de soin, en la difficulté de bien soigner. Nous croyons au fait que la médecine se pense à plusieurs niveaux, de manières différentes selon d’où l’on se place.
Nous croyons en la nécessité de penser les limites de l’exercice de la médecine. A l’urgence de renoncer à son hégémonie. En la nécessité de ne pas empiéter sur les territoires de souveraineté du malade.
Il faut de tout pour un accès complet au soin, y compris à toutes les spécialités d’organes, sans hiérarchiser. Mais étant donné le contexte, la soif de comprendre, de prendre les problèmes dans leur ensemble, c’est naturellement vers de la médecine globale que nous allons. "Générale" pour les médecins malades d’hôpital, "holistique" pour les mystiques, "communautaire" pour les militants. Mais derrière les batailles sémantiques on sait qu’on parle de la même chose. Nous rêvons d’une pratique non enfermante, d’une pratique de soin qui se réfléchit à plusieurs, d’un exercice de la médecine propre à chaque malade, que l’on ne plaque pas aux autres. Cette médecine globale est difficile à pratiquer, tant elle lutte contre le recours à des schémas de pensée simplifiés. Exigeante dans son rapport au malade, dans le regard critique qu’elle veut poser sur elle-même, et dans son souci constant de se renouveler.
Nous entendons monter une école populaire de la Médecine Générale. L’idée de cette ambitieuse entreprise, serait de « tenir les deux bouts à la fois ». Un espace où l’on se formerait par regards de patients interposés. Des patients, isolés ou organisés. Où l’on casserait les frontières artificielles de soignants-soignés. Ou l’on serait tantôt des soignants en construction, tantôt simplement des individus qui prenons la parole pour réfléchir à partir de nos expériences singulières. D’où l’on monterait des conférences de dissensus, pour la fantaisie.
Nous ignorons si nous irons jusqu’au bout. L’organisation est toujours bancale, fragile, précarisée par les injonctions de « fausse productivité » et de "performance artificielle" auxquelles on est enjoint dans les études et dans la pratique. Mais à vrai dire on s’en fout. Peu importe le contenu de cette bidouillerie, qui part déjà de nos problèmes, donc est dans une voie émancipatoire.
Nous aimerions dire la vigueur et le dynamisme de ce mouvement. Il n’en n’est rien. Nous restons une formation fragile. Mais ce collectif est le meilleur rempart pour résister aux émotions tentantes du ressentiment, de la résignation. Résister aux formes de pression collectives qui existent dans nos études, à travailler comme ceci, ou rêver à être cela. Nous refusons le diktat de la compétition. Nous rejetons les rêves préfabriqués pour étudiants en médecine en mal de société. Nous résistons tantôt par la colère, (et parfois à la colère) tantôt... nous cédons à la facilité, et nous nous lassons. Et nous célébrons ce que nous sommes.
Dans la bagarre contre la « version officielle » de la médecine, nous ignorons qui gagne à la fin. Mais on dit que l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Si vous nous lisez, c’est que nous avons déjà triomphé à ce niveau. Nous secrétons notre propre lumière, notre propre raison, pour paraphraser Fanon. Nous sommes déjà dans une expérience transcendante de la formation.
Texte rédigé à une plume, nourri à plusieurs cerveaux.