Les représentations les plus répandues de l’action humanitaire reposent sur un présupposé : celui de sa neutralité. Une position extérieure à la violence des contextes dans lesquels elle intervient.
L’humanitaire serait un en-dehors de la guerre, et c’est cet en-dehors qui permettrait à la fois l’efficacité de ses opérations et la légitimité de ses appels de fonds : les sollicitations de la générosité publique ne valent que dans la mesure où elles émanent d’une instance impartiale, non impliquée dans les conflits, soucieuse exclusivement d’humanité au double sens de ce terme : l’espèce humaine en tant qu’universel, et le sentiment qui trouve dans cet universel le motif d’une compassion.
L’appel au coeur (tel que l’exprime le concept de « resto du coeur »), comme recours à l’émotion compatissante, est ainsi ce qui règle généralement les campagnes de communication. C’est cependant à l’autre sens du mot « coeur », non pas sentimental mais tout simplement organique et fonctionnel, qu’on se référera ici : celui qui fait du coeur non la métaphore périphérique du sentiment, mais la réalité centrale de l’action. Un centre essentiellement profond, et de ce fait même difficilement visible, en tout cas non médiatisé, beaucoup plus proche en cela de ce que le romancier Joseph Conrad appelait « le coeur des ténèbres ». On en évitera toutefois les connotations sulfureuses, puisqu’il nous semble que le sensationnalisme morbide ne se prête pas davantage que le sentimentalisme à l’analyse que nécessite, par la multiplicité de ses enjeux, l’inscription de l’action humanitaire dans le contexte de la guerre.
La guerre, dans sa réalité contemporaine, est sortie depuis longtemps des représentations homériques de l’affrontement militaire, pour entrer dans l’effectivité beaucoup plus larvée du bras de fer économique, et de rapports de domination qui n’empruntent plus les formes du conflit ouvert. De ces rapports de domination, l’humanitaire n’est ni un témoin ni un arbitre, mais, tout simplement, par l’origine même de ses ressortissants, un acteur. Et à cet égard, l’extériorité de l’action humanitaire par rapport à la guerre ne peut guère se présen¬ter autrement que comme une fiction.
C’est cette fiction de l’extériorité qu’on voudrait mettre en évidence ici, parce qu’elle est, précisément, et quelles que soient les intentions généreuses de ses agents, au coeur même de la réalité de la guerre.
Biographie de l’auteur
- Chrisriane Vollaire, née à Marseille en 1954, enseigne actuellement la philosophie à Paris. Entre 1984 et 1990, elle a accompagné en mission Médecins Sans Frontières en Angola et au Sierra-Leone. Elle a été infirmière en service d’urgence et de réanimation à Paris. Elle collabore à diverses revues (Agora, Lignes, Drôle d’époque, Pratiques...) et publie de nombreux articles et conférences à travers le monde autour des trois champs de réflexions qu’elle explore : le politique (notamment les représentations humanitaires), la médecine et l’esthétique (art et photographie contemporain).