Monsieur le Président,
En tant que médecins, notre fonction première est d’assurer les soins adéquats aux habitants de ce pays, quels que soient leur statut ou moyens d’existence. Cela vous explique combien nous avons apprécié votre engagement de mettre en place un pacte de solidarité avec, comme axes de préoccupation majeure, la santé de nos concitoyens et la préservation de la Sécurité sociale.
Nous sommes heureux de voir portés de tels objectifs par la plus haute autorité de notre pays et, pour notre part, vous pouvez être assuré, les concernant, de notre appui. Nous n’en sommes que plus attachés à écarter de leur réalisation les obstacles qui ne manqueront pas d’y être dressés.
Parmi ceux-ci, il en est un qui conditionne plus particulièrement le succès de votre entreprise : nous voulons parler de la maîtrise des dépenses de santé. Le SMG a toujours assumé ses responsabilités en la matière, sachant à quel point le respect de cette contrainte pouvait conditionner l’accès aux soins des publics les plus démunis.
Mais, et c’est là l’objet de cette lettre, maîtriser les dépenses de santé ne peut reposer sur les seuls soignants : faut-il encore que l’Administration y mette du sien, que les politiques jouent leur rôle d’aiguillon. Or, qu’avons-nous constaté sur des exemples récents, significatifs et hautement symboliques ? Un pillage à grande échelle, aussi éhonté qu’organisé – nous pesons nos mots – de la Sécurité sociale, par certains groupes, bénéficiant, hélas, de la passivité, si ce n’est de la complicité agissante des plus hautes autorités sanitaires de ce pays.
La situation constatée en France à cet égard s’est tellement dégradée que, comparée aux autres pays d’Europe occidentale, on a pu parler de la France comme d’une « république bananière »1, à propos des agissements de certaines multinationales du médicament et de leur collusion avec des pouvoirs publics gangrenés ! Excessif, le propos ? Mais c’est le Pr Didier Sicard, ancien président du Comité national d’éthique qui, à l’occasion de l’émission d’une circulaire du ministère de la Santé interdisant aux hôpitaux de substituer un médicament bon marché à un autre, 20 fois plus cher, a qualifié à cette occasion ce comportement comme relevant de la Haute Cour !2
Nous nous arrêterons justement sur l’exemple du médicament visé par la circulaire en question : il s’agit du Lucentis®3 qui, avec 389 millions d’€ remboursés en 2012 par la Sécurité sociale et près de 500 millions en 2013, caracole en tête des médicaments les plus remboursés. Son substitut, 20 fois moins cher, est l’Avastin®4. C’est ce substitut qu’injectaient à leurs patients les praticiens hospitaliers, avant qu’une circulaire du ministère de la Santé de juillet 2012 ne vienne leur en interdire l’usage. Le prétexte : l’absence d’AMM5 pour ce médicament, primitivement homologué pour le traitement de certains cancers. Remarquons que cela ne l’empêchait nullement d’être prescrit pour le traitement de la DMLA dans le reste de l’Europe occidentale, ainsi qu’aux Etats-Unis…
Depuis, nous-mêmes, comme la revue Pratiques, qui nous est proche, avons alerté, à de multiples reprises le ministère, puis la ministre elle-même, sur les développements de ce scandale, qui fait maintenant la une de la grande presse. En vain.
Nous prenons, dans ces conditions, l’initiative de vous écrire. Dans les circonstances graves que vit la France, il paraît impensable de gaspiller en pure perte quelque 400 millions d’€ par an, sans compter qu’il ne s’agit là que d’un exemple parmi des centaines d’autres.
- Nous vous demandons d’user de votre autorité pour mettre fin aux manœuvres d’obstruction visant à retarder depuis plus d’un an la sortie du décret d’application de la loi du 17 décembre 2012 de financement de la Sécurité sociale pour 2013, relatif aux RTU pour raisons économiques6, qui aurait permis la reprise des traitements à base d’Avastin® pour la DMLA.
- Nous vous demandons, en conséquence, d’exiger du ministère de la Santé qu’il abroge sur le champ sa circulaire du 11 juillet 2012 interdisant l’usage de l’Avastin® comme substitut au Lucentis®, et cela, suite à la publication de l’arrêt de la Cour européenne de justice, en date du 11 avril 20137 déboutant de sa plainte Novartis, qui avait essayé de bloquer les initiatives de l’industriel allemand Apozyt. Ce dernier, en fractionnant l’emballage d’origine du Lucentis®, en avait déjà divisé par deux le prix pour le patient et se promettait de faire mieux en reconditionnant l’Avastin® de la même manière.
- Nous vous demandons, en accord avec le même arrêt de la Cour européenne de justice, de favoriser l’importation des seringues préremplies par la firme Apozyt et, simultanément, d’encourager les laboratoires français à combler leur retard sur leur collègue allemand dans les délais les plus brefs.
- Nous vous demandons de saisir l’Autorité de la concurrence aux fins d’enquête sur le soupçon d’entente illicite entre les groupes Roche et Novartis, en vue de bloquer la mise en marché de l’Avastin® sous forme de préparation ophtalmologique. Rappelons que l’Autorité italienne de la concurrence nous a précédés pour déjà infliger aux deux groupes l’amende record de 180 millions d’€, sur le même dossier, justement pour entente illicite8. Le préjudice, pour la France, étant nettement plus élevé, nul doute que l’amende le soit, en conséquence.
Dans cette situation, nous récusons par avance la bénédiction que pourrait donner le même ministère de la Santé à Novartis, qui essaie aujourd’hui de sauver une grande partie de sa marge indue en fractionnant ses flacons de Lucentis®, comme le fait Apozyt. La seule solution acceptable est désormais celle qui réduira effectivement le prix de ce médicament à sa vraie valeur : le vingtième de son prix actuel.
Cet exemple illustre l’énormité des sommes en jeu, et jette une lumière aveuglante sur les mécanismes du mal qui ronge certaines parmi nos institutions, et non des moindres. Une enquête parlementaire étendue aux principales classes de médicaments, aux agissements de certaines firmes, ainsi qu’aux complicités qu’elles ont pu trouver au sein de l’Administration, ferait ressortir l’ampleur de ces détournements. Nous ne nourrissons, pour notre part, aucun doute quant au montant considérable des sommes potentiellement récupérables par la Sécurité sociale, au terme de cette enquête.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre considération la plus haute.
1 Voir sur le site de Pratiques : http://pratiques.fr/Lucentis-R-le-contre-feu-desespere.html
2 « Dans cette affaire poignante, où l’on instrumentalise comme on le voit le principe de précaution, nous sommes face à l’absurdité poussée à son degré ultime, a déclaré à Slate.fr le Pr Didier Sicard, ancien président du Comité national d’éthique. Pour ma part, je trouve que l’Assurance maladie dans son indifférence à ces questions est passible de la Haute Cour. »
http://blog.ehesp.fr/mediasantepublique/2012/08/07/la-tres-absurde-affaire-lucentisavastin-1/
3 Le Lucentis®, produit par Novartis, est utilisé dans le traitement de la DMLA (Dégénérescence maculaire liée à l’âge) qui menace de cécité des millions de personnes à travers le monde.
4 L’Avastin® est produit par Roche. Ce dernier s’est toujours refusé à demander l’extension de son AMM à l’usage ophtalmologique. Rappelons que son « concurrent » Novartis détient plus de 30% de son capital. En outre, Roche, via le contrôle total qu’il exerce sur le laboratoire GENENTECH, inventeur du Lucentis, touche des royalties conséquentes sur les ventes du Lucentis® à travers le monde.
5 Autorisation de mise en marché
6 Recommandation temporaire d’utilisation
7 Voir le site de Pratiques : http://pratiques.fr/Avastin-R-Lucentis-R-face-a-la.html
8 Voir sur le site de Pratiques : http://pratiques.fr/Scandale-Avastin-R-Lucentis-R-a.html