Pour une alimentation responsable

L’alimentation n’est pas qu’une question de choix visant la santé individuelle. Au-delà des ses aspects plus sociaux touchant à la convivialité, elle implique aussi des conséquences engageant notre environnement.

Paul Ariès
Directeur du Sarkophage, journal d’analyse politique. Auteur de La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, éd. La Découverte, 2011.

On débat largement des politiques agricoles, mais moins des politiques alimentaires. Les gauches anti-productivistes et les écologistes antilibéraux engagent pourtant avec raison une remunicipalisation de la restauration scolaire afin d’inventer d’autres politiques alimentaires que celles que voudraient nous imposer le FMI, l’OMC et les autres grandes institutions mondiales au nom de l’hygiénisme et du « réalisme ». Ce combat est celui qu’il faut frayer face aux délires des puissants. La table moderne se caractérise par sa déstructuration : on mange de plus en plus n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment, n’importe quand et avec n’importe qui (au regard des tables anciennes)... Cette déstructuration de la table n’est pas accidentelle : elle a été la condition pour développer une agriculture productiviste. Nous ne pourrons revenir à une alimentation écologiquement et socialement responsable que si nous (re)symbolisons et (re)ritualisons nos façons de manger. Cette table plus responsable écologiquement et socialement sera également plus goûteuse. Une vie comprend environ 100 000 repas (sans compter les apéritifs, cocktails, goûters, grignotage). L’alimentation hors foyer en représente 50 %. La restauration collective (restauration scolaire, d’entreprise, hospitalière, pénitentiaire, etc.) représente environ la moitié de ces 50 % : les pouvoirs publics disposent donc d’un bon levier.

L’alternative est entre des politiques alimentaires responsables qu’il nous faut inventer et une fuite en avant techno-scientiste vers une séparation progressive de l’agriculture et de l’alimentation avec, par exemple, après les OGM, l’introduction massive de nano-aliments (comme l’utilisation de nano-capsules pulvérisées sur les grains de café et qui éclatent lorsqu’on verse de l’eau chaude afin de libérer leur substance), ou d’aliments industriels (comme la création de viande artificielle à partir des techniques utilisées pour la création de peau artificielle comme le recommandent des experts...). Nous ne pourrons choisir des politiques responsables si nous oublions le reste du monde. La FAO estime certes que l’on est passé d’une consommation moyenne mondiale de 2 358 kilocalories par jour et par personne en 1965 à 2 803 kilocalories en 1998, mais cette surconsommation calorique concerne bien sûr les pays riches et émergents. Les autres nations s’enfoncent en revanche dans une malnutrition chronique. On rappellera aussi que si 28 millions de paysans sont équipés de tracteurs, 250 millions utilisent la traction animale et un milliard travaillent avec la seule force musculaire. La vraie question est de savoir si l’on veut nourrir sept milliards d’humains avec quelques centaines de milliers d’agro-managers ou avec un milliard et demi de petits paysans. Une alimentation écologiquement responsable devrait tendre vers huit grands objectifs :

Une alimentation moins carnée
La viande pèse très lourd en gaz à effet de serre (GES). Elle représente 50 % de l’impact de l’alimentation et environ 10 % de l’impact environnemental global de l’ensemble des biens de consommation. Son apport en nutriments est en revanche infiniment plus faible. Un Belge consomme en moyenne 270 g de viande par jour (recommandation santé sont de 75-100 g par jour). Toutes les viandes n’ont pas cependant le même bilan carbone : il faut préférer le poulet au porc, le porc au mouton, le mouton au bœuf, le bœuf au veau.

Une alimentation relocalisée
Les pays anglo-américains utilisent désormais la notion de kilomètre-alimentaire (Food miles). Elle est reconnue officiellement par le gouvernement britannique, presque ignorée en France. L’idée est simple : il s’agit de mesurer la distance que parcourt la nourriture entre l’endroit d’où elle provient et le lieu de sa consommation. Le problème est plus complexe avec les produits industriels (cuisine d’assemblage), car il faut alors tenir compte de l’ensemble des composants qui font un produit. Les fabricants de champagne ont décidé de réduire le poids de la bouteille pour compenser ce kilométrage et limiter au maximum — compte tenu des contraintes techniques — les émissions de CO2. Le gouvernement anglais a décidé de réduire les importations alimentaires de 30 % d’ici à 2020. L’administration américaine a classé l’alimentation problème de sécurité nationale depuis que la CIA a établi que les produits alimentaires font en moyenne 1 700 km.

La chaîne alimentaire consomme donc vingt fois plus de calories qu’elle n’en apporte. En Angleterre, le transport d’une laitue consomme 127 calories pour une calorie de salade ; en France, nous consommons 97 calories de pétrole par calorie d’asperge chilienne, et 66 calories d’essence pour une calorie de carotte africaine. Une bouteille de vin sud-américain transportée en avion représente 5 kg de CO2 de plus qu’une bouteille locale. Songeons que l’agneau de Nouvelle-Zélande parcourt 18 000 km, le steak d’Argentine 12 000 km et que le pot de yaourt (à travers chacun de ses composants) plus de 5 000 km. Les choix sont souvent complexes, car mieux vaut du point de vue environnemental manger du bœuf local que du poulet importé. On estime que les Canadiens, en consommant des produits alimentaires locaux, économiseraient 40 kg de production de gaz à effet de serre par an.

Une alimentation saisonnalisée
L’alimentation représente 30 % environ de l’empreinte écologique d’un Européen. L’alimentation a donc une responsabilité considérable dans ce domaine. Un des grands leviers sur lequel l’industrie hôtelière peut agir est le retour à des aliments de saison. Cet effort pourrait être développé en particulier dans l’alimentation collective car, avec ses 3,7 milliards de repas servis chaque année, elle constitue un facteur clef pour transformer les processus industriels. Un aliment importé hors saison par avion consomme en moyenne pour son transport dix à vingt fois plus de pétrole que le même fruit produit localement et acheté en saison : 1 kg de fraises d’hiver peut nécessiter l’équivalent de 5 litres de gasoil pour arriver jusque dans un restaurant.
Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation de saison avec un système informatif pour les produits hors-saison.

Une alimentation avec des produits frais
Les produits congelés sont très gourmands en énergie tant pour leur fabrication que pour leur conservation. La surgélation consomme 40 % d’énergie en plus que la préparation de conserves. Un produit surgelé équivaut à consommer un produit (fruit ou légume) cultivé sous serre chauffée avec un transport par avion sur une distance de 4 000 à 8 000 km. Les plats préparés demandent également beaucoup d’énergie pour être fabriqués, conservés et sont souvent sur-emballés. L’utilisation de produits frais aurait en outre deux autres avantages : un avantage organoleptique et un avantage macroéconomique en termes d’emploi et de système de qualifications, puisque l’alimentation traditionnelle est pourvoyeuse de plus d’emplois et en outre d’emplois plus qualifiés. Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation avec des produits frais avec indication d’un logo pour ce type de produits. Un débat a longtemps divisé la profession sur le fait de savoir si le terme de restaurant (comme celui de boulangerie) devait être protégé et réservé, dans ce cas, à l’utilisateur de produits frais.

Une alimentation sans gaspillage
Le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) a établi que plus du tiers de l’agriculture mondiale est gaspillé.
Les études donnent des chiffres bien supérieurs pour les États-Unis et l’Angleterre (45 %).
Ces pertes concernent la production, la distribution et la consommation.

Une alimentation moins gourmande en eau
L’eau douce va être le plus grand problème de l’humanité au XXIe siècle. La quantité disponible par humain ne cesse de chuter : 1950 : 16 800 m3 parpersonne ; 2 000 : 6 800 m3 ; 2 025 : 4 800 m3. L’OMS estime que trois milliards d’humains auront moins de 1 700 m3 (seuil alerte). Cette évolution n’a rien de naturelle. Elle est liée à nos modes de vie. La population mondiale a été multipliée par trois en cent ans. La consommation d’eau par personne a été multipliée par sept. Un Occidental consomme chaque jour cent fois son poids d’eau. Un Nord-américain consomme deux fois plus d’eau qu’un Européen. Le type d’alimentation a une responsabilité particulière dans ce gaspillage. Il faut changer le régime alimentaire pour changer l’agriculture. L’alimentation notamment collective peut être là-encore un bon levier.

Une alimentation issue de l’agriculture biologique
L’alimentation bio est foncièrement moins émettrice de CO2 en raison de son type d’agriculture. Encore faut-il que cette agriculture « bio » ne soit pas celle d’une bio-industrie parcourant des milliers de km ou utilisée dans le cadre d’une alimentation désaisonnalisée ou avec des produits prêts-à-l’emploi. Une alimentation écologiquement responsable devra se méfier des fausses bonnes solutions : on peut citer l’exemple du tofu (matière première importée et responsable de déforestations importantes) ou celui du quorn (alimentation obtenue par fermentation pour créer un champignon riche en protéines en ajoutant du sucre, des vitamines et des sels minéraux), « aliment » résultant d’un procédé industriel tout autant émetteur de GES que la viande qu’il est pourtant censé remplacer. Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation de type « bio-local » avec mention des différents labels existants.

Une alimentation bio-diversifiée
Il a fallu des dizaines de millions d’années pour constituer la biodiversité.
Cette biodiversité diminue de façon très rapide puisqu’on estime que d’ici 2050, 15 à 37 % des espèces animales et végétales auront disparu. Nous sommes donc entrés dans la sixième grande phase d’extinction des espèces, la cinquième ayant concerné la disparition des dinosaures et de 50 % des espèces alors existantes, ceci il y a 65 millions d’années. Cette biodiversité permet de mieux manger (adaptation aux variations climatiques et diversité organoleptique/gustative). On estime qu’il existe entre 300 000 et 500 000 espèces de plantes dont 30 000 comestibles. L’humanité sait en cultiver 7 000. L’agriculture moderne n’a cessé de réduire ce pool génétique. L’industrie française n’utilise plus que trois grosses variétés de pommes de terre contre soixante-dix au Pérou. Les spécialistes estiment que 95 % des variétés de choux, 91 % des variétés de maïs, 94 % des variétés de petits pois, 81 % des variétés de tomates ont déjà disparu...

La situation de l’élevage est aussi catastrophique : sur 500 000 espèces (oiseaux/mammifères), l’agriculture industrielle en utilise une trentaine parmi lesquelles la moitié (vache, cochon, mouton, poulet, canard, cheval) assure 90 % de la production mondiale. On a donc perdu 90 % de la diversité animale au cours du XXe siècle : 41 % des 1 500 races restantes devraient disparaître dans les vingt ans. Les pays du Sud sont beaucoup plus sages et gourmands. Ainsi l’Asie continue à élever cent cinquante races différentes de porcs alors que les États-Unis se contentent de quarante races différentes. Une alimentation locale et de saison doit aussi être une alimentation biologiquement diversifiée. On peut donner en exemple le programme des sentinelles crées par le mouvement Sloow food.

Conclusion
Ce choix nécessaire d’une alimentation écologiquement responsable suppose de faire retour sur la dimension symbolique et rituelle de la table, pour que l’alimentation puisse offrir des produits à forte valeur ajoutée culturelle et non énergétique. Ce choix deviendra possible le jour où l’alimentation saura rappeler au consommateur que, par exemple, manger chinois ce n’est pas manger du riz avec des baguettes, mais que chaque aliment possède, de par sa forme, sa consistance, son mode de cuisson, une dimension symbolique. Un repas amoureux chinois doit par exemple offrir des produits de forme arrondie. Un repas d’anniversaire chinois doit contenir des mets allongés en promesse de longévité. Faut-il rappeler que les Égyptiens antiques avaient un seul hiéroglyphe pour dire manger et parler ? Que nous leur devons notamment le pain et le vin comme aliments symboliques ? Faut-il rappeler qu’en grec ancien le même mot « daï » veut dire manger et partager ? Que nous devons à cette symbolique les termes de copain ou compagnon (celui avec qui je partage le pain) et celui d’ami (celui avec qui je partage le sel, c’est-à-dire l’esprit sain en vieil araméen) ? Faut-il rappeler que nous devons à la Rome antique le mariage de la table et du plaisir ? Quitte en effet à partager un mets autant qu’il soit bon au goût, mais aussi à l’âme ! Une alimentation écologiquement et socialement responsable n’a-t-elle pas meilleur goût (dans la tête) ? Ce n’est pas par hasard que la table des pays pauvres est la plus riche culturellement alors que celle des pays riches est la plus pauvre dans ce domaine.


par Paul Ariès, Pratiques N°56, février 2012

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