Les revues de mortalité et morbidité

En anesthésie, on doit se poser la question des moyens à mettre en œuvre afin d’éviter les accidents. Leur analyse permet des ajustements, parfois minimes, et un travail d’équipe modifiant les pratiques.

Edouard Grysole,
médecin anesthésiste. travaille dans un hôpital public général (CHG) du sud-ouest de la France, comprenant une maternité de type 2 (où l’on dirige les femmes enceintes ayant des problèmes prédictifs pour l’accouchement, et les enfants nés à partir de 32 semaines), pour un bassin de population d’environ 100 000 habitants.
Propos recueillis par Martine Lalande

Pratiques : Qu’est-ce qu’une Revue de Mortalité et de Morbidité (RMM) ?
Édouard Grysole : Dans les établissements de santé, en cas d’accident, outre les dispositifs de service, il existe deux mécanismes destinés à améliorer notre pratique professionnelle : la déclaration d’événements indésirables (DEI) et la RMM. Ces deux procédures s’inscrivent dans les démarches Qualité pour l’Accréditation des hôpitaux. La DEI s’applique à toute sorte d’événement : un soin mal coordonné, une surveillance déficiente, un dysfonctionnement, qui est signalé par un membre du personnel hospitalier, décrit sur un document anonyme, puis analysé par l’encadrement. Une procédure d’évitement doit ensuite être mise en place. La RMM est une pratique plus centrée sur le « médical ». Lors d’un accident, d’un événement grave, comme un décès inexpliqué, nous devons réaliser une RMM. On procède à une analyse rétrospective et collective minutieuse, chronologique, de la prise en charge difficile d’un patient, en réunissant les différents intervenants. La présence d’un modérateur est souhaitable, au moins au début de la mise en place de la procédure. Le but n’est pas de chercher la faute : « elle se réalise sans porter de jugement sur les personnes, ni rechercher un coupable ou un responsable » [1]. On cherche à repérer ce qui a mal fonctionné, que ce soit d’ordre organisationnel, technique ou simplement humain. En réalité, ce sont souvent des problèmes qui s’accumulent et qui peuvent conduire à une issue préjudiciable au patient. Ces dysfonctionnements sont donc analysés, des actions correctrices proposées, un suivi de ces actions est mis en place. L’ensemble de la démarche est consignée dans un document. Améliorer la démarche thérapeutique par l’analyse d’un dysfonctionnement est l’objectif principal de la RMM. Le fait d’analyser ce qu’il s’est passé permet de modifier la façon de faire pour que cela ne se reproduise pas.

L’incitation à ce travail est forte pour certains services, comme la chirurgie ou l’anesthésie. Cette pratique est difficile, car l’exercice médical en France est très individualiste, centré par la décision thérapeutique personnelle du praticien. Pour faire des RMM, il faut des praticiens qui aient envie de changer leurs pratiques. Le travail d’équipe pluridisciplinaire requiert une politique volontariste du service ou de l’unité fonctionnelle.

Comment avez-vous été amené à travailler sur les hémorragies du post-partum ?
Deux dossiers nous ont incités à entamer des RMM avec des éléments cliniques et thérapeutiques communs. Le premier était celui d’un patient pris en charge par le secours montagne (SM) de notre établissement, qui présentait une plaie du petit bassin par arme à feu suite à un accident de chasse, responsable d’une hémorragie cataclysmique. Nous avons pensé qu’elle aurait pu être évitée par une embolisation [2], qui n’était pas disponible alors dans notre hôpital. Nous avons rassemblé les différents intervenants : Samu, SM, urgentistes, anesthésistes, ainsi que trois spécialistes chirurgicaux : orthopédie, viscérale et vasculaire. La principale réflexion a porté sur l’opportunité de la mise en place d’une collaboration avec nos confrères radiologues de l’hospitalisation privée pratiquant l’embolisation artérielle (par voie endovasculaire, le radiologue provoque une oblitération artérielle réversible). Peu de temps après cette situation, nous avons été confrontés à un deuxième cas d’hémorragie, dans les suites immédiates d’une césarienne, avec une CIVD [3] nécessitant une hystérectomie [4]. Ces cas d’hémorragie du post-partum sont récurrents dans les maternités. Ce sont des situations éprouvantes pour les patientes et pour les équipes soignantes. Le centre hospitalier pratique actuellement l’accompagnement de mille accouchements par an, dont 20 % de césariennes. Dans ce contexte, la réunion des différents intervenants était délicate : sage-femme et obstétricien, IBODE (infirmière de bloc opératoire diplômée d’état) et AS (aide-soignant), IADE (infirmière aide-anesthésiste) et anesthésiste. Cette deuxième RMM nous a permis de réévaluer complètement nos procédures de surveillance immédiate des accouchements. Tout a été passé au crible d’une analyse pluridisciplinaire et des comparaisons avec des protocoles adoptés par d’autres centres ont été effectuées. On a alors repéré des glissements de tâches, au fil du temps, devenus préjudiciables pour la sécurité des patientes : des éléments de surveillance avaient perdu de leur pertinence. Par exemple, la tonicité utérine était diversement appréciée selon l’opérateur, les infirmières anesthésistes ayant moins l’habitude de cet examen que les sages-femmes. Tandis que d’autres éléments ne remplissaient plus leur rôle d’alerte : une accélération du pouls était attribué à la douleur et non au saignement. Aucun de ces éléments, pris individuellement, n’était déterminant, mais additionnés, ils devenaient potentiellement très dangereux.

Quelles ont été les conséquences pratiques de cette réflexion ?
À l’issue de cette réunion, des actions correctrices ont été menées. Un protocole a été rédigé puis amendé par tous les intervenants de l’accompagnement de l’accouchement, « normal » ou chirurgical. On a introduit la notion de temps : la mise en place d’une surveillance horaire déclenchée sur des éléments cliniques reconnus et acceptés par tous. Les tâches de chacun ont été redéfinies : les Sages-femmes, en salle d’accouchement et les IBODE au bloc opératoire apprécient au mieux la quantité de sang que la femme a perdu. En salle de surveillance post-interventionnelle (SSPI), les sages-femmes interviennent toutes les heures, pour vérifier la rétraction utérine. En cas d’hémorragie, les sages-femmes ou les IADES notent leur bilan toutes les dix minutes sur une feuille de surveillance. La première procédure d’alerte est lancée. Un schéma thérapeutique est alors appliqué. Elles savent qu’il doit être efficace dans les trente minutes, sinon une autre procédure se met en route. Elles exercent un rôle d’alerte très important.
Enfin, on a établi un arbre décisionnel où l’embolisation radiologique est conçue comme outil thérapeutique organisé et fiable. Cela a nécessité la mobilisation de l’ensemble du personnel de radiologie, l’embolisation se réalisant au centre hospitalier ou à la clinique privée, selon la situation. Si la femme n’est pas transportable, le radiologue se déplace à l’hôpital.
Nous avons réussi à développer une grande sensibilisation au caractère urgent et potentiellement grave d’une hémorragie du post-partum qui auparavant avait pu être sous-évaluée. Aujourd’hui, si un cas est suspecté, tout le monde est « sur le pont », la prise en charge s’est complètement modifiée, et de ce fait apaisée. Les attitudes thérapeutiques préventives sont plus facilement envisagées, par exemple, l’utilisation du sulprostone (Nalador®), une prostaglandine dont on a besoin pour aider la contraction utérine en cas de saignement important, est plus fréquente. Cela signifie que l’on appelle plus vite l’obstétricien et l’anesthésiste. Depuis deux ans, quatre embolisations ont été pratiqués à l’hôpital, et aucune hystérectomie d’hémostase n’a dû être réalisée [5].

Y a-t-il un suivi de ce travail d’évaluation des pratiques ?
Dans un premier temps, les différentes actions que nous avions envisagées de mener ont été suivies par les intervenants, les protocoles ont été écrits et amendés, jusqu’à obtenir une procédure optimale. L’analyse de dossiers des cas qui présentent des difficultés particulières est réalisée par une cellule plus restreinte avec sage-femme, obstétricien et anesthésiste. Des modifications sont apportées au fur et à mesure. Dans l’ensemble, la vigilance reste constante et les recommandations sont respectées. Car il y avait des manques et cela rassure aussi les soignants. Par ailleurs, les démarches Qualité de l’Accréditation évoluent aussi et intègrent ces notions de rationalisation clinique et thérapeutique, ce qui facilite leur adoption par les équipes soignantes.

Les gens adhérent, sont-ils prêts à faire la même démarche sur d’autres sujets ?
D’ores et déjà d’autres sujets ont fait l’objet de RMM, sur des problèmes moins aigus, et ces démarches, délicates à mettre en œuvre au début, sont plus faciles car elles rassurent les équipes.
Il y a des questions très techniques. Par exemple, dans un autre établissement, il y a quelques années, il n’y avait pas de procédure de vérification systématique du matériel de réanimation du nouveau-né. On retrouvait un matériel de ventilation défectueux le jour où on en avait besoin, parce qu’après le nettoyage des valves, l’appareil n’avait pas été remonté correctement. Actuellement, le personnel de salle d’accouchement vérifie très régulièrement que le ballon fonctionne parfaitement. Ce sont des procédures qui correspondent à un métier technique dont les moyens doivent être fiables et reproductibles chaque jour. Quand on vient de l’industrie, cela paraît évident. Or, dans notre domaine, c’est la sécurité des patients qui est en jeu. Mais il ne s’agit pas d’être angélique : ces pratiques sont lourdes à mener, les habitudes sont tenaces. Les conditions de travail dans nos établissements publics sont pour le moins tendues et ne favorisent pas la nécessaire concertation dans les démarches de soin. Par exemple, depuis six mois, nous ne sommes plus qu’un seul anesthésiste par garde au lieu de deux auparavant, et nous avons beaucoup de problèmes à régler.

Les étudiants y participent-ils ?
Dans notre unité fonctionnelle, nous avons un ou deux internes en anesthésie tous les six mois. Ils ont la possibilité de prendre part à ce type de réunion, mais la RMM reste une notion peu connue. Il y a un côté très pratique, lié aux particularités d’une structure hospitalière, à son organisation, ses habitudes, ses praticiens et leurs caractères. Le centre hospitalier général est bien différent d’un Centre Universitaire, la projection sur une fonction future dans notre établissement est difficile pour eux.

Allez-vous continuer cette démarche de RMM ?
C’est une dynamique de service, d’unité fonctionnelle, ou de parcours de soin, très intéressante, qui favorise le travail d’équipe par l’échange de pratiques. C’est indispensable pour une évaluation efficace des pratiques professionnelles. Les résultats obtenus sont positifs pour les patients. Malheureusement, ces dernières années, la dégradation des conditions de travail dans les hôpitaux publics avec la réduction, voire la raréfaction, des effectifs des personnels soignants est telle qu’elle rend presque impossible l’analyse des évènements indésirables et les corrections indispensables à un exercice normal de nos métiers.


par Edouard Grysole, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints


[1Haute Autorité de Santé Revue de mortalité et de morbidité (RMM) : www.has-sante.fr/portail/.../revue-de-mortalité-et-demorbidité-rmm

[2Procédure consistant à envoyer un produit coagulant dans l’artère qui saigne pour l’obturer, ce qui fait cesser le saignement. Cette technique est pratiquée par des radiologues spécialisés.

[3Coagulation intravasculaire disséminée, complication qui se retrouve dans de nombreuses circonstances pathologiques. Au décours d’un accouchement, l’hémorragie du post-partum entraîne le déclenchement brutal des mécanismes de coagulation qui se généralisent, rapidement suivis d’une hémorragie disséminée provoquée par la chute des différents « facteurs ». Ce tableau est particulièrement redoutable, car la régulation de l’hémostase physiologique est mis à rude épreuve au cours de l’accouchement : très rapidement, le statut d’« hypo coagulation » nécessaire à une bonne perfusion placentaire doit devenir « hyper coagulation » pour participer à l’« hémostase » (arrêt des saignements).

[4Dans les cas d’hémorragies après accouchement, parfois la seule solution est d’enlever l’utérus pour faire cesser le saignement. Cette intervention est définitive, la femme ne peut plus avoir d’enfants.

[5Auparavant, deux à trois hystérectomies par an étaient réalisées pour des hémorragies du post-partum.


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