Le quartier, la médecine générale, le toxicomane

Deux histoires cliniques pour étayer le rôle de « pivot » du généraliste pour rendre au patient toxicomane sa position prépondérante au travers de son histoire, de son territoire et de ses espoirs.

Emmanuel Pichon
médecin de famille

Les théories explicatives des addictions se partagent entre deux courants : les approches biomédicales et les approches psychosociales. Dans la première approche, les addictions sont souvent considérées comme des processus se développant indépendamment de l’histoire individuelle et de la structure psychologique. Dans la seconde, on recherche les éléments psychosociaux qui ont pu favoriser une addiction dans l’histoire et la construction psychologique du patient. La formulation d’Olievenstein « les toxicomanies sont la rencontre d’un produit, d’une personnalité et d’un moment socioculturel » permet de cerner un champ d’action. Le « moment socioculturel » est ici celui de la précarité. Situé à la croisée des champs bio psychosociaux et implanté sur le terrain, le généraliste est un interlocuteur de choix dans l’appréhension des problématiques addictives. L’expérience de terrain montre le manque d’implication des pouvoirs publics et de leurs institutions, et l’incapacité des structures de soins en addictologie de pénétrer de façon efficiente ce territoire.

Le quartier depuis lequel je parle s’est constitué, à partir des années 50, au pourtour d’une ville moyenne de province, de couches successives de peuplement. C’est en lien avec les flux d’immigration, au rythme des conflits planétaires ou des crises économiques, auxquelles se sont adjointes des populations jusqu’alors non sédentarisées ou issues de ce qu’il est convenu d’appeler le quart-monde français. Les institutions se sont tour à tour désengagées du quartier. Ne demeurent que le cabinet médical et son équipe très motivée, malgré les conditions d’exercice, et quelques partenaires privilégiés tels que le cabinet d’infirmières libérales et les pharmaciens hors du quartier avec lesquels des échanges attentifs permettent un suivi étroit des traitements de substitution. Les contacts avec l’équipe d’addictologie de l’hôpital sont aisés, mais ne s’accompagnent pas d’une pénétration du territoire. Le quartier traverse aujourd’hui de profondes mutations au prétexte de plan d’urbanisme et de cohésion sociale, mais tous ces bouleversements vont trop vite et surtout intègrent peu la parole des habitants du quartier qui assistent, impuissants, à des changements dont ils se sentent une fois de plus exclus. En tout état de cause, les habitants sont très attachés à leur quartier, à ce territoire qui les caractérise aussi bien dans leur façon de vivre que dans leur identité. Nous avons pris plaisir à nous nommer médecins de famille : une médecine où l’histoire personnelle et familiale du sujet est déterminante dans sa prise en charge, où la relation médecin-malade est privilégiée et où le suivi se fait dans la durée. Dans ce quartier, une trentaine de patients « toxicos », comme on les nomme dans la cité, sont en soin dans le cadre d’une dépendance aux opiacés.
Harry a 21 ans. Il vit sur le quartier depuis sa naissance avec sa mère, son beau-père, son frère et sa sœur aînée. Il ne connaît pas son père d’origine antillaise. Sa mère est d’origine éthiopienne. Dès l’âge de 11 ans, sa mère l’amène en consultation parce que tout le monde le trouve, dira-t-elle, « absent ». Il parle peu, s’intègre mal à l’école contrairement à son frère et sa sœur. Sa mère s’inquiète, veut qu’il consulte un pédopsychiatre, en vain. Elle l’amènera régulièrement en consultation et le laissera parfois seul. Harry évoquera sa passion pour le football et les espoirs que l’entraîneur de l’équipe du SCO d’Angers met en lui. Il fera deux années de sport études émaillées de nombreux traumatismes. Il est toujours très distant et consultera peu à l’adolescence où sa mère, se sentant débordée, demandera au juge pour enfants une mesure éducative pour « protéger » son fils. Un éducateur va suivre Harry qui fugue régulièrement, ne va plus en cours et passe son temps dans le quartier. Sa mère le met dehors. Harry est hébergé par un ami au-dessus du cabinet médical. Il squatte la cage d’escalier avec ses amis, commence à consommer de l’héroïne en sniff et à trafiquer. Sa mère, qui l’aperçoit dès qu’elle vient chez le médecin, se demande comment il fait pour vivre, « pour avoir de si beaux habits ». Début 2008, Harry viendra en consultation pour parler de sa consommation de substances : héroïne en sniff depuis trois ans, cannabis en bang et alcool en fin de semaine. Il lui est proposé de rencontrer les intervenants du CSAPA [1], mais il n’ira pas, « trop loin ». Il sera accompagné par la suite par les éducateurs de prévention dont le bureau est dans la rue d’à côté. La rencontre avec le CSAPA se fera pendant une incarcération, mais n’aura pas de continuité une fois dehors. À sa sortie de prison, Harry retrouvera son meilleur ami Thierry qui va lui aussi rapidement connaître la détention. Et puis Harry va rencontrer Cindy qui va lui dire que « c’est elle ou la drogue ». Grâce à un long travail d’accompagnement régulier et sur le terrain, les éducateurs de prévention vont l’aider à recommencer une formation

professionnelle, vont l’accompagner auprès de ses formateurs pour négocier la poursuite de son stage quand les choses se passent mal, vont l’inciter à consulter pour poursuivre la prise en charge médicale. Harry travaille actuellement, va être papa, vient de façon régulière en consultation où est prescrite de la buprénorphine. Il vit toujours sur le quartier, mais ne sort plus, « n’a plus les mêmes fréquentations ». « Il faudrait que je parte d’ici ».
Jean a 28 ans. Il vit sur le quartier depuis sa naissance avec sa mère, sa sœur aînée et son jeune frère. Il ne voit plus son père. Là encore, c’est sa mère qui consulte pour lui car elle s’inquiète du fait qu’il reste cloîtré dans sa chambre. Elle subit les violences verbales de son fils quand elle tente de communiquer avec lui. À cette époque, c’est son jeune frère qui viendra régulièrement en consultation pour la prise en charge de troubles du comportement alimentaire. Jean vient consulter dans le nouveau cabinet médical sans qu’il ne soit jamais venu dans l’ancien : « Je pouvais pas venir, y avait trop de bazar dans la cage d’escalier ». Il souhaite une solution rapide et simple à son addiction : il décrit une consommation toujours en sniff ou fumée « de tout ce qui peut se fumer ou se sniffer disponible sur le quartier ». Il ne sortait pas de chez lui à l’époque arguant que tout ce qu’il voulait se trouvait à la maison. Il refuse toute prise en charge sociale ou psychologique. Il accepte facilement l’examen médical amenant souvent en consultation des symptômes extrêmement variés qui doivent tous trouver une explication concrète et rassurante. Peu enclin à la psychosomatique, il n’entend pas les tentatives de réassurance du médecin. Il n’a aucun projet professionnel. Il prend de la buprénorphine en sniff. Outre une précarité financière, être dans le quartier signe souvent un échec social ou une incapacité « à s’en sortir » et l’arrivée dans le quartier sanctionne souvent un « déclassement social ou personnel » (licenciement, surendettement, divorce...). L’attachement au quartier est de ce fait ambivalent.
La médecine générale se définit comme une médecine de soins primaires, s’adressant de façon globale à un individu dans son milieu de vie au quotidien sans distinction de sexe, d’âge ou de pathologie et assurant un recours continu et permanent (cf. « Médecine générale : concepts et pratiques »). Les soins primaires sont le premier niveau de contact des individus, de la famille et de la communauté avec le système de santé, rapprochant le plus possible les soins de santé des lieux où les gens vivent et travaillent.
Le médecin généraliste ne se contente pas de délivrer un soin, il prend soin de son patient. La notion de médecin du biotope (cf. L. Velluet) est fondée sur la proximité médecin/patients, en un lieu de cohérence de la relation sociale les lies l’un à l’autre. D’après la
Société Française de Médecine Générale, en 2004, 20 % des hommes et 10 % des femmes qui consultent sont des buveurs excessifs, 30 % fument du tabac, 86 % des adolescents consommant un produit illicite au moins une fois par semaine ont consulté dans l’année écoulée un généraliste et 93 % des patients substitués aux opiacés sont pris en charge en médecine générale. Le médecin a un rôle de prévention, de dépistage et de prise en charge de l’addiction dans son quartier. Cela peut aboutir à une information/prévention, à un avis/dépistage, à des propositions de prise en charge qu’il va soumettre à l’approbation du patient pour construire avec lui une démarche thérapeutique.
La précarité, définie comme un état de fragilité, d’insécurité et d’instabilité sociale pouvant déboucher sur l’exclusion, entraîne un retard de soins, avec chez les usagers de drogue une péjoration des indicateurs de morbidité et de mortalité. Depuis les années 1980, la toxicomanie a profondément pénétré les secteurs de la société sans perspective de promotion sociale. Pour mobiliser les différents intervenants, il faut un objectif commun. La concentration des problématiques addictives sur certains territoires rend flagrants leurs déterminismes sociaux, mais il n’en demeure pas moins que dans l’espace du soin, c’est l’individu dans toute sa singularité qui doit être au centre du dispositif. La précarité, l’exclusion ne sont pas des maladies, la toxicomanie n’est pas une pathologie sociale. Il faut donc travailler à la réinscription sociale et dans le soin de ces patients en situation de précarité. C’est le rôle possible du médecin généraliste d’être le pivot sur lequel peuvent s’appuyer et s’articuler l’ensemble des partenariats, car il est le plus à même de rendre au patient sa position prépondérante pour déterminer ce qui est le mieux pour lui en toutes connaissances de son histoire, de son territoire, de ses espoirs aussi.


par Emmanuel Pichon, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Centre de soins spécialisés aux toxicomanes.


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