Écrire pour partager

Entretien avec Martin Winckler
Propos recueillis par Anne Perraut Soliveres et Sylvie Cognard

Pratiques : Comment en es-tu arrivé à écrire sur la médecine ?

Martin Winckler : J’ai commencé à écrire à 12 ans et à tenir un journal à 14 ans… Donc, j’écris depuis très longtemps, mais l’écriture, pour moi, c’est un outil de réflexion en situation, j’écris pour réagir à, ou commenter, ce qui se passe autour de moi. Alors quand je suis entré en fac de médecine à Tours, j’ai réagi par écrit à ce que je vivais là-bas. En 75, Gabriel Granier et Philippe Van Es sont venus parler du Syndicat de la Médecine Générale à un tout petit groupe d’étudiants de la fac (on était cinq ou six, je crois). Ils avaient apporté des numéros de Pratiques. Je me suis abonné et j’ai envoyé un texte, « Complainte d’un futur assassin ». Quand Pratiques l’a publié, je me suis enhardi et j’en ai écrit un autre, que j’ai envoyé à Libération : j’ai eu toute la page courrier rien que pour moi !

À l’époque, à la fac de Tours sévissait le Pr Soutoul, un mandarin de gynécologie très réactionnaire, l’un des principaux adversaires de la loi Veil. Il avait été obligé d’accepter le centre d’IVG (interruption volontaire de grossesse), mais il avait refusé de l’accueillir dans ses locaux, et relégué à un préfabriqué placé derrière la Maternité, à côté des poubelles. Et c’est le Professeur J.-J. Weill, professeur de biochimie, qui a accepté d’être le patron des IVG dont personne ne voulait. Dans la fac, on était un petit groupe d’étudiants très militants, très motivés et on a fondé un magazine contestataire pro-avortement et pro-euthanasie bien entendu… J’en ai encore des exemplaires, je les ai scannés pour la bibliothèque universitaire de Tours, récemment, lors d’une expo rétrospective sur la loi.

En 1980, j’ai lu dans Pratiques l’annonce de la création de la revue Prescrire. Je me suis abonné quand j’ai vu dans l’organigramme le nom de médecins qui avaient publié dans Pratiques, Patrick Nochy, Pierre Ageorges, etc. En 1983, je venais de m’installer, je leur ai écrit : « Je suis médecin de campagne, j’habite au Mans, j’aimerais bien assister à une conférence de rédaction. » Nochy m’a dit : « Viens ». Quand je suis arrivé, c’était le bordel, mais un bordel très constructif. À la fin de ma première conférence de rédaction, on était une douzaine, Bardelay (le rédac-chef) demande : « Qui veut résumer tel et tel article du Lancet ou du British Medical Journal ? » J’ai levé la main. « Tu lis l’anglais ? » « Oui, j’ai passé un an aux États-Unis quand j’avais 17 ans. » Et je suis devenu rédacteur, puis rédacteur-en-chef adjoint de Prescrire entre 1983 et 1989. La formation à l’écriture journalistique, à la pharmacologie, je l’ai reçue à Prescrire ; la critique de l’industrie, je l’ai apprise là-bas. J’ai bénéficié d’une formation inestimable à un moment où on était très peu nombreux à accéder à des informations scientifiques fiables.

La même année, j’ai commencé à assurer des consultations de planification au centre hospitalier du Mans, où j’avais fait mon internat. Très vite, j’ai aussi fait des IVG. Au début, je n’étais pas très enthousiaste, mais j’en ai fait pendant quinze ans. Au bout de quelques années, je me suis mis à écrire un roman, La Vacation, qui transposait mon expérience au centre d’IVG, et P.O.L l’a publié en 1989. À ce moment-là Gilles Bardelay, qui s’était peu à peu imposé comme le « Grand Timonier » de Prescrire, a trouvé que j’étais trop envahissant et il m’a poussé dehors… Quelques années après j’ai travaillé dans une revue qui n’a vécu que trois ou quatre ans, le mensuel Que Choisir Santé [1], publié par l’association de consommateurs. C’était une bonne revue, tournée vers le public. J’étais à la fois journaliste et conseiller médical de la rédaction. Bref, j’ai toujours eu des activités d’écriture parallèles à mon exercice médical. Jusqu’en 1993, j’avais mon cabinet de médecine générale, j’allais à l’hôpital en planification et aux IVG, et des activités d’écriture assez diversifiées, en revues et comme auteur indépendant. En 1993, j’ai cédé mon cabinet pour des raisons personnelles et, tout en continuant à travailler à l’hôpital, je me suis mis à faire de la traduction médicale pour des revues et pour des éditeurs, Flammarion Médecine-Sciences en particulier. J’ai gagné ma vie très correctement, même si je bossais quatorze heures par jour. Il y avait très peu de traducteurs qui étaient aussi médecins, alors on me faisait aussi relire les traductions des non-médecins. Entre deux boulots alimentaires, j’écrivais un deuxième roman, La Maladie de Sachs, parce que j’étais malheureux d’avoir quitté mon cabinet. Quand La Maladie est devenu un best-seller, à la surprise générale, j’ai profité de ce succès pour écrire sur la contraception (Contraceptions mode d’emploi) et publier beaucoup d’autres textes, en particulier des critiques du monde médical en France, plutôt que de me remettre à l’activité libérale. D’autant plus que j’étais très content de mon activité hospitalière à temps partiel. Je travaillais dans de très bonnes conditions parce que personne dans la maternité ne s’intéressait à la contraception, on nous laissait tranquilles. On travaillait en petite équipe : la secrétaire, la conseillère de planification, la sage-femme et une poignée de généralistes vacataires. Mon activité de consultations et, l’été, les IVG quand je remplaçais mes collègues en vacances représentaient une activité clinique qui me suffisait et me permettait d’écrire le reste du temps. Entre la publication de La Maladie de Sachs en 1998 et mon émigration à Montréal début 2009, j’ai consacré 80 % de mon temps à l’écriture et 20 % à l’activité à l’hôpital.

Tu t’étais installé en quelle année dans la Sarthe ?

En 1983, mais je faisais des remplacements depuis 1981. J’ai fait de la médecine de campagne pendant douze ans, des consultations externes à l’hôpital pendant vingt-cinq ans. Et j’ai toujours bossé à l’hôpital : dès ma première année de médecine, j’ai été aide-soignant pendant mes vacances. Plus tard, j’ai fait des remplacements d’infirmiers, puis d’internes… L’hôpital du Mans où je suis arrivé comme étudiant en 1979 était un grand hôpital non universitaire où régnait une atmosphère « familiale », tout le monde connaissait tout le monde… Tout de suite, on savait si quelqu’un était fiable ou pas. À la fin de l’externat, je remplaçais déjà au pied levé les internes qui voulaient se débarrasser d’une garde. Ce que les autres appréciaient beaucoup, c’est que quand je remplaçais, je laissais trois pages de compte rendu… Les infirmières adoraient ça, j’étais un des rares internes qui écrivait très précisément les transmissions ; et lisiblement, contrairement à beaucoup de médecins… Les patients appréciaient aussi : quand j’étais généraliste, il y avait deux pharmaciens dans mon secteur : à Sainte-Jamme, il y avait un type charmant, un vrai pharmacien de campagne qui connaissait tous les patients. Quand une personne âgée n’avait pas de voiture, il allait lui porter les médicaments chez elle ; si quelqu’un n’avait pas d’argent, il disait c’est pas grave, vous me paierez plus tard… C’était une crème, cet homme ! De l’autre côté de mon secteur, il y en avait un autre, qui devait avoir quinze ans de moins, qui portait une montre Cartier avec un diamant incrusté, qui n’arrêtait pas de râler après les patients qui ne payaient pas et qui m’appelait pour me dire : « Bon, vous êtes sûr que cette patiente est vraiment malade… ? ». Un jour, un patient m’a raconté qu’il était allé le voir avec son ordonnance. Quand il avait passé la porte, le pharmacien avait lancé : « Ah vous venez de chez le docteur Zaffran vous ! » « - Oui. Comment le savez-vous ? » « - C’est pas compliqué, j’arrive à lire l’ordonnance depuis mon comptoir et il y a moins de trois médicaments dessus ! » Forcément, je travaillais à Prescrire, ça m’avait éduqué. Alors je prescrivais surtout de l’aspirine, ou du paracétamol pour les enfants qui avaient de la fièvre, et les gouttes dans le nez si la mère insistait vraiment, mais c’est sûr que j’y allais pas fort sur les antibiotiques. Et je voulais que les patients puissent me lire !!!

Ce qui a changé ma vie d’auteur scientifique et de vulgarisateur, c’est l’Internet. J’utilisais le courriel dès 1995, avant les revues pour qui je faisais des traductions. Je leur disais : « — Au lieu d’avoir à payer l’envoi d’une disquette par Chronopost, vous ne préférez pas un fichier attaché ? » « - C’est quoi ça ? » « - Ben vous n’avez pas l’Internet ? » « - Ah ouais, il y a quelqu’un dans l’immeuble qui a un modem, mais personne ne sait le faire marcher ! » Moi, je commençais déjà à échanger avec des correspondants anglo-saxons. Les premiers fournisseurs d’accès comme Compuserve et AOL étaient des forums. Pour quelqu’un qui cherchait des infos, c’était l’Eldorado ! À Prescrire, ils ont eu des ordinateurs et l’Internet tout de suite, mais les autres revues étaient complètement larguées, elles ne voyaient pas l’intérêt ! En France, on ne nous apprend pas bien l’anglais, contrairement à la Belgique, à tous les pays limitrophes, alors ça m’a beaucoup aidé d’avoir passé un an aux États-Unis : j’ai pu m’épanouir en tant qu’auteur de livres sur la santé, parce que j’ai pu m’adresser à des gens qui étaient prêts à partager des infos et comprenaient très bien mon projet. En 1999, quand j’écrivais mon livre sur la contraception, je me posais une question dont je ne trouvais la réponse nulle part. Le meilleur spécialiste britannique, John Guillebaud, avait publié Contraception : Your Questions Answered, un livre de référence destiné aux professionnels. Il y avait son courriel dans le bouquin. J’ai sauté sur mon clavier, je lui ai écrit. Deux heures plus tard, Guillebaud me répond : « Je suis ravi, je suis d’origine française, mes arrières-grands-parents étaient français et je regrette vraiment que mes livres ne soient pas traduits. » Et il ajoute : « Si vous avez la moindre question, n’hésitez pas à m’écrire. » C’est ça aussi la grande différence avec la culture française. Dans le monde anglo-saxon, tous les journalistes scientifiques ont leur adresse courriel sous leur signature, et quand tu leur écris, ils te répondent. Ils sont courtois, ils te proposent de l’aide, te donnent cinquante pistes. Écrire une brique sur la contraception avec des correspondants comme lui, même de l’autre côté de la Manche, c’était plus simple qu’avec les gynécologues français… Lesquels n’ont jamais jugé utile d’écrire un manuel collégial pour partager l’information avec le grand public.

C’est révélateur de l’état d’esprit de beaucoup de médecins français. Un médecin est un privilégié, il sait des choses fondamentales sur la santé, le corps, la vie, que les autres ne savent pas. Mais cette information ne lui appartient pas et, à mon sens, il a l’obligation morale de partager ce qu’il sait, sans réserve, avec quiconque le lui demande. Garder l’information par-devers soi ou la monnayer goutte à goutte, c’est crapuleux : c’est faire de l’argent avec la souffrance des autres. Partager l’information, ça ne coûte rien et ça va de soi, car quand on la partage, elle sert aux autres, mais on ne perd rien. Au contraire : quand on partage, les autres partagent aussi et nous enrichissent en retour. Tout ce que j’ai donné en partage par écrit m’a apporté des gratifications considérables sur le plan symbolique, sur le plan du savoir et sur le plan humain : même si une fraction seulement des personnes avec qui je partage me donnent quelque chose en retour, je reçois cent fois plus que ce que j’ai donné. Et je gagne ma vie sans avoir honte de ce que je fais, au contraire.

À partir de 1998, devenu un auteur à succès, j’ai pu m’exprimer – et partager – encore plus librement. Quand le Nouvel-Obs me demandait pourquoi il y avait encore 200 000 IVG en France chaque année, je pouvais répondre : « Parce que les médecins ne font pas leur boulot, on interdit aux femmes de porter un stérilet alors qu’elles le pourraient, on diabolise l’implant, on ne dit pas que c’est la semaine d’arrêt de pilule qui provoque les échecs, etc. » C’était précieux, cette liberté, et je ne me suis pas privé d’ouvrir ma gueule. Ça défrisait pas mal de professionnels, mais ça réconfortait beaucoup de patients qui en avaient marre d’être infantilisé et maintenus dans l’ignorance. Tout ça pour dire que depuis vingt ans, pour moi, l’écriture et les progrès technologiques sont intimement liés. Je suis ravi de pouvoir utiliser Skype pour bavarder avec vous alors que vous êtes de l’autre côté de l’Atlantique. Je fais des conférences deux ou trois fois par an avec Skype. Et quand on m’invite à une conférence à laquelle je ne peux pas aller, je fais une vidéo de dix minutes pour livrer mon témoignage. Si j’étais né quinze ans plus tôt, ça aurait été plus compliqué de dire tout ce que j’avais à dire.

Tu as eu aussi une expérience à France Inter ?

Oui, en 2002-2003. Jean-Luc Hees voulait remplacer la chronique de Guy Carlier qui était très caustique et très apprécié, mais qui avait décidé d’arrêter. Ils cherchaient quelqu’un de différent. Je faisais partie des gens qu’il avait sollicités, mais je n’étais pas du tout leur premier choix. Hees m’en a parlé dès le mois de juin puis silence radio, et comme personne d’autre n’en voulait, il m’appelle le 15 août en me disant « Bon, si vous voulez faire la chronique, vous commencez la semaine prochaine »… Je lui fais préciser qu’on est bien d’accord : il s’agit d’une chronique scientifique décalée et je dis ce que je veux. Il me répond que oui, les chroniqueurs sont libres… Et ça commence très fort pour moi, très mal pour eux. Le jour de la première chronique, j’ai dit « Voilà, messieurs dames les auditeurs de France Inter, je vais pas faire la chronique tout seul, ce qui serait plus rigolo, c’est que vous m’envoyiez vos questions et moi j’essaye de trouver les réponses. » On m’avait donné une adresse courriel, que j’ai partagée à l’antenne. La responsable du site Web m’appelle une heure plus tard en me disant : « - Il ne faut pas faire ça ! » « - Ah bon ? Pourquoi ? » « - Parce qu’ils vont comprendre que toutes les adresses courriel sont faites sur le même modèle et ils vont écrire à tous les journalistes. » « - Et alors, les adresses courriel ne sont pas faites pour écrire aux journalistes ? » « - Mais non ! C’est fait pour que vous communiquiez entre vous, mais pas pour que le public vous écrive ! » Ça en dit long sur l’idéologie du milieu… Ma deuxième chronique s’intitulait « Quelle est la différence entre Dieu et un médecin ? » (Réponse : « Dieu ne se prend pas pour un médecin. ») Et je racontais l’histoire de la femme témoin de Jéhovah qui avait fait une hémorragie de la délivrance et refusait une transfusion. Les médecins la transfusent quand même, le mari s’adresse au tribunal de grande instance, qui lui donne raison en appliquant la loi Kouchner de 2001 : un patient a le droit de refuser un traitement. Parmi les députés dans l’hémicycle le jour du vote de la loi (c’est un témoin direct qui me l’a raconté), les trois quarts étaient médecins. Et quand quelqu’un a évoqué les témoins de Jéhovah, le rapporteur avait dit, « C’est pas grave, si vous vous avez un témoin de Jéhovah qui saigne, vous le transfusez et on verra après. » Ça c’est la mentalité des médecins français : « Je sais mieux que les autres ce qui est bon pour eux ». Donc je fais ma chronique là-dessus en disant : « Ces patients étaient dans leur droit, les médecins ne sont pas au-dessus des lois, pas même de celles qu’ils votent ». Et le standard de France Inter explose avec 20 % de médecins qui râlent parce que j’ai raconté ça et 80 % de gens qui appellent en disant : « C’est formidable enfin quelqu’un qui nous dit qu’on a le droit de ne pas plier devant les médecins. » Le directeur de la rédaction de France Inter, furibond, m’appelle en me disant, lui aussi : « - Tu ne dois pas faire ça ! » « - Ben je croyais que les chroniqueurs faisaient ce qu’ils voulaient… » « - Oui, mais tu dois pas faire ça. » « - Pourquoi ? » « - Parce que ça ne se fait pas ! » « - Mais qu’est-ce qui ne se fait pas ? » Et là, il ne me répond pas. C’est ça, la langue de bois des institutions en France : il y a des règles non dites qu’on ne t’explique pas et que tu dois deviner tout seul. Tu dois les connaître pour ne pas transgresser… Si tu les ignores, tu ne peux pas faire partie du cénacle. Or, ceux qui en font partie se considèrent comme la crème de la crème, combien de fois je les ai entendus me dire : « Vous croyez vraiment que les auditeurs comprennent ce que vous racontez ? »

On a souvent dit que France Inter m’a viré à cause des labos, mais j’ai commencé en septembre 2002, et la première chronique sur les labos, je l’ai faite en mai 2003. À ce moment-là, le LEEM (le syndicat des industriels du médicament) faisait de la promotion d’image sur l’antenne de France Inter en disant « Nous le LEEM, on est des bienfaiteurs de l’humanité, on soigne les cancéreux, les parkinsoniens, les diabétiques… » Ça m’horripilait au plus haut point. Au même moment, on voyait une pub scandaleuse sur le cholestérol, deux pieds sur une table de morgue, avec une étiquette : « Décès par excès de cholestérol. » Donc là, en tant qu’ancien de Prescrire, j’ai réagi immédiatement. On critiquait déjà les hypocholestérolémiants en 1985… Et donc je fais deux ou trois chroniques bien senties sur ce genre d’escroquerie. Évidemment, le LEEM a protesté… Mais ça n’allait déjà pas bien entre la rédaction de France Inter et moi depuis avril 2003 et l’invasion de l’Irak. Entre 7 heures et 9 heures France Inter ne diffusait plus que des commentaires sur l’Irak et avait supprimé toutes les chroniques. Beaucoup de lecteurs protestaient. J’ai rassemblé les messages qu’on m’avait envoyés et je les transmis à la rédaction. Et je les ai aussi publiés sur la page Internet qu’on m’avait réservée sur le site de France Inter. Hees m’appelle en pétard en me disant : « - Qu’est-ce qui vous a pris de pirater le site ? » « - Mais je n’ai rien piraté du tout… » « - Vous contestez la ligne directrice de la rédaction ! » « - Je ne conteste pas la ligne de la rédaction, j’ai transmis à la rédaction ce que des auditeurs m’écrivent et je l’ai publié pour que les internautes le lisent. Est-ce que vous voulez que j’arrête ma chronique ? » « - Non, je n’ai pas dit ça… » La chronique avait pas mal de succès auprès des auditeurs… Alors il a dû attendre la fin de la saison pour me virer. Mais il m’aurait viré même sans les labos. Les protestations du LEEM, c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase, mais je les énervais déjà beaucoup, à la rédaction de France Inter. Un jour, j’avais fait une chronique dans laquelle je disais : « Si j’étais journaliste d’investigation, je m’intéresserais de près aux liens entre les conseillers rapprochés du ministère de la Santé et l’industrie. » Je savais de quoi je parlais, et sans avoir besoin de fouiller les poubelles, parce qu’en allant à la pêche avec les moteurs de recherche de l’époque, j’avais trouvé le pedigree du Directeur de cabinet de Mattéi, et découvert qu’il avait été un des cadres dirigeants des laboratoires LILLY-France ! Bonjour les conflits d’intérêts !

En commençant ma chronique, je pensais naïvement : « France Inter, c’est le service public ; je vais faire une chronique de service public. » Mais Radio France, comme toutes les institutions d’État, est très hiérarchisée, élitiste, et ceux qui se trouvent aux commandes ont au fond le plus grand mépris pour les auditeurs. Alors quand Hees m’a viré en disant que mon embauche était une erreur de casting, il était sincère : il avait confié cette chronique à quelqu’un qui ne respectait pas le statu quo, ou le bon ton de la chaîne, mais qui voulait faire passer des idées ou des informations qu’on n’entendait jamais à l’antenne. Ce n’était pas du tout le genre de la station !!!

Cela dit, mon éviction brutale n’est pas passée inaperçue du public, et elle a eu des conséquences heureuses. Juste après, un internaute m’a écrit : « Vous devriez continuer à faire vos chroniques sur un site Web. » Je savais qu’il avait raison, mais je n’avais pas le temps de mettre ça en route. Quinze jours après, il me réécrit « Voilà, votre site Web est prêt, vous n’avez plus qu’à mettre les textes dedans » et ça fait douze ans qu’il est mon webmestre… Moi qui avais toujours rêvé d’avoir un petit journal rien qu’à moi, j’en ai bien profité et pendant plusieurs années, le Winckler’s Webzine a été le seul site français d’information public et gratuit sur la contraception. C’est très gratifiant.

Je suis ravi de vivre à une époque où on peut partager le savoir bien plus facilement qu’il y a seulement vingt ans. À mes yeux, malgré toutes les diabolisations, les réseaux sociaux sont un outil social merveilleux. Voyez le mouvement récent de dénonciation des maltraitances en gynécologie, des touchers vaginaux sous anesthésie générale ou des violences obstétricales, ça ne pouvait pas s’exprimer il y a vingt ans. Aujourd’hui, un très grand nombre d’informations et d’expériences autrefois muselées circulent entre les citoyens, hors du contrôle de l’État. Et ça, à mes yeux, c’est révolutionnaire.


par Martin Winckler, Pratiques N°72, février 2016

Documents joints


[1NDLR : Une nouvelle édition de Que Choisir santé a vu le jour en 2006 et existe toujours.


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