Vaccin, chandelle et pissenlit

Isabelle Canil
Orthophoniste

Porte vitrée coulissante, carrelage gris moucheté, murs clairs, chaises d’attente à pattes chromées, haut comptoir immaculé.
— C’est pour quoi ? dit une voix.
La dame qui vient d’entrer s’approche du haut comptoir, sourit à la voix qui a nom Sandrine – c’est écrit sur sa blouse – farfouille fébrilement dans son sac.
— C’est pour la rage. Mon médecin m’a fait une lettre…
Une très jeune fille – stagiaire écrit sur sa blouse – regarde un grand planning sur le mur du fond.
— Mais la rage, c’est mardi et vendredi…
— Oui, mais on a mis des créneaux tous les jours, y’en a beaucoup en ce moment qui ont la rage
, répond Sandrine. Et à la dame : Je vais faire le dossier, vous avez votre carte ? Merci. Savez-vous quel est votre antidote ?
— Oui, la fleur de pissenlit.

Sandrine tape sur l’ordinateur.
— La dernière fois que vous l’avez vérifié c’était quand ?
— Le 18 novembre. À cause de la saison, j’en avais pas sur moi. Alors vous m’avez imprimé une photo, mais c’était un pissenlit passé, en chandelle quoi. Et en chandelle, ça marche pas parce que je suis asthmatique et du coup, j’ai eu ma crise. Il m’en faut un jaune…
— Ah c’est vous ? Je me souviens. Je le note dans votre profil. Pi-ssen-lit-en-fleur- pas-en-chan-delle.
— C’est quoi chandelle ?
fait la stagiaire.
— C’est Je sème à tout vent sur les Larousse. Qu’est-ce qu’on leur apprend à l’école ?
La dame sourit, compréhensive.
— Oui, et maintenant que j’y pense, il faut aussi m’éviter les dictionnaires. Le docteur m’a expliqué que c’est à cause de la contamination par la chandelle, vous voyez… dès qu’il y a un rapport, ça peut me contaminer.
— Ah oui… Même les Robert ?
— Avec les Robert, je sais pas. Mais par précaution, peut-être qu’il vaut mieux…
— Vous avez raison. Mieux vaut prévenir que guérir, nous, on est à fond pour la prévention. Je complète dans le profil. Bien. C’est pas tout ça, mais on a du boulot… Vous l’avez Madame ?
— Quoi ?
— Eh bien votre antidote !
— Ah ben non… je savais pas que vous en aviez besoin…

— Madame, comprenez bien. Le vaccin contre votre rage est très puissant. Il doit endormir votre propension à la rage pour un an, mais il ne cible pas uniquement les cellules responsables de votre rage. Il ratisse large, ce qui fait qu’il pourrait bien assoupir je ne sais pas moi… votre mémoire…
— Oh ça ! pour les sales souvenirs que j’ai, c’est pas très dérangeant…
— Ou vos réflexes…
— Si on m’énerve, je vais pas cogner direct ?
— Peut-être. Ou votre libido…
— Ah bon ? C’est embêtant ça…
— Oui c’est embêtant. Et donc vous devez comprendre que pour atténuer les effets non désirés, il nous faut coupler le vaccin avec votre antidote… Bon. on va faire autrement.

Et pragmatique, Sandrine se tourne vers la stagiaire : Va vite au rond-point du cordonnier cueillir une fleur de pissenlit ! »
Docile la stagiaire part en courant.
— J’espère qu’elle va pas nous ramener un bouton d’or, grommelle Sandrine en replongeant vers son écran. Asseyez-vous en attendant. Je vais voir ce que je peux trouver au cas où elle nous rapporterait rien.
Sur son ordinateur elle clique à gauche, à droite, jusqu’à ce que la stagiaire réapparaisse, essoufflée et bredouille.
— J’en étais sûre, murmure Sandrine.
— Les gars de la mairie viennent de tondre, c’est pas ma faute ! Une heure plus tôt, j’en aurais eu ! On a cherché dans leurs sacs, mais tout est broyé !
— Je m’en doutais. Allez, on va imprimer cette image. Regardez si elle est belle, un vrai soleil ! Je vais l’agrandir et hop, imprimez !

Mais là, au lieu de délivrer un beau pissenlit aux pixels d’or et d’émeraude, l’imprimante convulse comme une machine à laver en phase d’essorage pour textiles résistants, et conclut en ponctuant par un hoquet électronique et pathétique.
Sandrine bondit sur ses pieds et cogne un grand coup sur le comptoir.
— La garce ! Ça fait deux fois en dix jours ! Ils m’ont dit qu’ils me l’avaient changée, mon cul oui ! Ils m’ont rien changé du tout ! Madame, je suis désolée, mais on n’a pu d’imprimante… Va falloir revenir, moi je suis pas le bon Dieu je fais pas de miracle, pas question qu’on touche à votre rage si on n’a pas l’antidote à portée de main…
La dame s’est reculée car Sandrine écume légèrement.
La stagiaire pose une main apaisante sur son épaule et tout en lui tamponnant gentiment les commissures des lèvres avec un mouchoir, lui chuchote quelque chose à l’oreille. Sandrine se calme, son visage s’éclaire. Elle dit à la dame :
— Bougez pas ! À l’arrière, on en a une autre laser…
La stagiaire sort par le fond et tout le monde suspend son souffle pour écouter le léger ronflement de l’imprimante qu’on met en route. Sandrine réprime son impatience en tapotant le comptoir de ses ongles. La dame se rapproche : Chut vos ongles… on dirait une souris. Si le chat déboule, je vais avoir ma crise ! L’asthme vous savez…
— Excusez
, fait Sandrine… c’est le stress, le suspens, l’espoir…
Sur ce, la stagiaire triomphante revient brandissant un format A4 qu’elle plaque sur le comptoir.
Les trois têtes se penchent vers le gros plan noir et blanc d’un beau pissenlit en fleur. Un ange passe… Peut-être deux… Au troisième, la dame griffe l’air pour lui arracher une poignée de plumes qu’elle brandit sous le nez des deux autres en les apostrophant :
— Heu… vous savez ce que c’est une fleur de pissenlit ? C’est jaune. Comme la moutarde, comme la banane, comme les Pages Jaunes, comme le rire, comme les cachous et comme une crise de foie… Jaune quoi !
Elle s’interrompt pour essuyer d’un revers de la main le chapelet de bulles qui commencent à dégouliner sur son menton. Elle envoie voler les plumes et vocifère de plus belle :
— Ce truc gris, c’est une plai- une plaie ! une plai-santerie… tri-tricotez moi ça hors de là… tricotez-cotez. ôtez-moi ça de devant… van-van-dale que vous êtes, z’êtes comme une oie, n’oie-z’êtes… noisette de mes deux… mais-de-main vous verrez ! Ver-rez… vert et jaune j’ai dit ! J’ai-di-stribué des baffes pour moins qu’ça nom de dieu…

La stagiaire piteuse et consternée fait le dos rond, s’apprêtant à se faire engueuler par Sandrine.

Mais Sandrine, imprévisible Sandrine, cale ses deux mains sur le comptoir de part et d’autre du pissenlit noir et blanc. Ses deux bras tendus lui font gonfler sa poitrine, elle a l’air formidable d’un Viking qui s’en vient conquérir la côte basque après ses succès sur la côte normande.

— Madame, articule-t-elle d’une voix calme mais dont on sent qu’elle ne va pas tarder à enfler comme les voiles de drakkar du Viking, c’est à vous de fournir votre antidote ! Vous devriez toujours l’avoir sur vous au lieu d’emmerder le bon peuple avec votre rage asthmatique !

De l’autre côté du comptoir, les yeux de la dame veulent sortir de leur orbite. Anticipant une mauvaise fin, la stagiaire tire Sandrine en arrière. Celle-ci, inconsciente du dangereux danger rageur, continue de grimper haut dans les décibels tel le Viking sur son mât de misaine. Soudain, un grondement rauque sourd de la dame, sa main s’abat et ses ongles se plantent sur le bras de Sandrine. Cinq stries de sang apparaissent immédiatement. La stagiaire recule horrifiée.

Les deux femmes s’affrontent tranquillement. La bave, aux lèvres de la dame, écume à gros bouillons, tandis que celle de Sandrine, qui n’en est qu’à ses premiers symptômes, reste sobrement mousseuse.

La stagiaire affolée tire sur une manette. Tout va très vite alors. Du plafond, dégringolent dans un bruit de ferraille deux gros paniers à salade grillagés. L’un emprisonne la dame, l’autre Sandrine. Elles empoignent les barreaux, roulent des prunelles exorbitées et grognent doucement en bavant proprement.

La stagiaire actionne des boutons. Les deux cages-boules remontent et s’arrêtent sous le plafond. Bercées par le mouvement, les deux enragées s’assoupissent.

— Ouf ! fait la stagiaire.
La porte vitrée de l’entrée glisse. Entre un couple bien assorti, qu’accompagnent deux enfants à joli rictus.
La stagiaire a pris place derrière le haut comptoir. D’une voix affable elle demande :
— C’est pour quoi ?


par Isabelle Canil, Pratiques N°71, novembre 2015

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