Une tête et un ventre au carré

La diététique consiste-t-elle à recommander et à faire appliquer des régimes au gramme près ? Où est-ce avant tout une façon d’être au monde, d’être en lien, peut-être un « art de vivre » ?

Isabelle Darnis
Diététicienne, coordinatrice de programme de prévention et clinicienne en cabinet pédiatrique.

L’approche psychologique de la relation à la nourriture est bien souvent ignorée du grand public. C’est pourtant dans une relation intime mère nourricière-enfant et au cours de la petite enfance que s’organisent les comportements alimentaires et notre relation à la nourriture pour la vie durant. Cette relation précoce influence les comportements alimentaires amenant l’enfant à être confronté à des mécanismes et des schémas qui lui mènent parfois la vie dure, dans laquelle la question des limites est tout aussi essentielle que celle du plaisir. On pourrait préciser qu’elle dépend aussi de l’alimentation de la mère au cours de la grossesse, de la tolérance vis-à-vis des pleurs du nourrisson ou de l’interprétation qui en est faite. J’évoquerai juste les premiers temps de la vie, où selon les recommandations actuelles, le bébé est nourri à la demande. Toutefois, les apprentissages, les heures de repas et les codes sociaux vont progressivement prendre le relais. Le nourrisson va faire l’expérience de la frustration et surmonter le manque. Ces processus et réponses doivent être fournies « ni trop tôt, ni trop tard ». Si elles sont défaillantes, elles peuvent laisser les traces d’une souffrance d’un trop ou d’un pas assez (mère-nourriture sans distance, envahissante ou mère-nourriture trop absente). Dans un jeu rythmique d’absence/présence, la mère-nourriture disparaît, puis réapparaît. Dans ces périodes, le bébé peut rêver « l’objet disparu » et tant désiré. Au moment du nourrissage, va naître alors chez le nourrisson un sentiment de sécurité et d’apaisement, tout autant que de plaisir. La prise du repas est un appel à se remplir, à se sentir bien. « Je veux retrouver la sécurité d’un « plein » qui me soit donné de l’extérieur », nous dit Jean-Lucien Jacquemet [1]. Il s’agit d’une expérience fonctionnelle autant qu’émotionnelle. Une relation au plaisir des sens nourrit de multiples points de contacts visuels, olfactifs, gustatifs et émotionnels. Nourrir n’est pas remplir, la relation compte tout autant. D’autres éléments sont aussi importants, comme le climat dans lequel s’effectue la fonction nourricière. D’une ambiance détendue à un stress intense, les facteurs influant sur ce climat impliquent évidemment l’état psychique de la maman, mais aussi l’environnement familial. La mère, soutenue du père, de la famille, trouve donc à son rythme la bonne distance et assure au bébé la capacité à différer une prise alimentaire, tissant un lien à la nourriture sécurisante et stable. La patience, la douceur et la certitude des parents concernant les bénéfices de l’attente assureront progressivement la mise en place de repères et d’un rythme de vie équilibrant pour l’enfant. C’est le temps de la socialisation.

Manger c’est aussi partager un moment, des mets, des mots, des émotions. C’est prendre sa place dans un cadre social : les repas sont l’occasion de partager ses valeurs, sa culture. C’est peut-être se souhaiter bon appétit, prendre son temps, prendre du plaisir à être ensemble, échanger. Le repas n’est-il une mise en bouche tout autant qu’une mise en mots ? Le psychanalyste Pierre Fédida a écrit, à propos des patients souffrant de perturbations alimentaires, « que l’enjeu du travail psychothérapeutique consistait – j’ajoute : quand cela est possible ! – à passer des mets aux mots ». Autrement dit, il s’agit de traduire par la parole cela même qui se trouve en général mangé, absorbé, avalé, ravalé par ces patients. Parce que le repas, c’est aussi parfois le lieu de tous les conflits, des pires tensions ou bras de fer, où plus personne ne se parle. La télévision peut alors faire régner le silence à table et impose la loi du « tais-toi et mange ». Au cours du colloque de 2006, Le poids des mots, « Comment communiquer pour prévenir et prendre en charge ? » Nathalie Dumet, psychologue clinicienne, précise à propos de l’enfant obèse « qu’il s’agit de manger pour ne pas penser, mais aussi pour ne pas sentir, ressentir les affres du désarroi ou du mal-être, les affres de la solitude, du vide, de l’absence, de l’agressivité aussi, laquelle se trouve dévoyée/déplacée sur l’objet-aliment ».
Permettre au patient une mise lien de ses émotions et des ressentis de son corps serait lui assurer la mise en lumière de son fonctionnement vis-à-vis de la nourriture, avec l’autre, la fratrie et la famille. Plus que des protocoles, il est utile d’envisager des processus qui respectent le rythme du patient. La difficulté réside aussi dans le fait de l’aider et de ne pas faire à la place. Le cadre thérapeutique en lieu et place symbolique des deux parents mère (don) et père (limite). Rejouer la mère « nourricière », suffisamment bonne, selon Donald Winnicott et accepter d’être le mauvais objet, le tiers séparateur, parfois.
Ma pratique de soignante suppose plutôt un éclairage et une réflexion avec le patient sur ces signaux de la relation conflictuelle à la nourriture, au corps, qui remonte parfois à l’enfance ou à l’adolescence. D’ailleurs, si les principes diététiques sont bien connus et si la science nous a ouvert les portes de la connaissance, les comportements humains restent quant à eux ambivalents et teintés de l’histoire de vie. L’éducation thérapeutique des pathologies chroniques pourrait aussi être une réponse. Ce pourrait être un projet autour de l’estime de soi et d’une prise de conscience pour le patient de là où il en est, dans son cheminement. C’est aussi, un équilibre familial à trouver : inscrire chaque membre dans le système familial : la place de l’enfant, de la mère, du père, du couple. La parole doit être, pour l’enfant, contenante et rassurante. La parole doit savoir donner, mais aussi poser des limites. Accompagner l’enfant, c’est lui permettre une autonomie de pensée vis-à-vis de ses parents. Alors comment faire ? Que dire ? Il n’existe pas de réponse unique ou univoque. Il y a la parole qui libère et l’alliance thérapeutique qui sécurise. Le lien, c’est-à-dire la relation, certes professionnelle, mais qui n’en est pas moins une rencontre avec l’autre, autant que faire se peut une rencontre placée sous le signe de l’authentique et de l’empathie. « La parole et le lien » [2] : car la parole n’est rien sans le lien ; sans le lien, la parole a peu de chance d’être investie, entendue, métabolisée, tout au plus incorporée.

Les professionnels de la nutrition permettent-ils cette mise en lien, cette mise en mots ? Ils ont plus souvent recours à des réponses normatives ou des fiches techniques types. Ils envisagent le suivi diététique comme un protocole qui ne reflète par la dimension humaine et la réalité de la personne dans sa relation singulière à la nourriture. Il y a aussi les objets d’usage courant en nutrition, calculatrice, blouse blanche, enquête. La diététique consiste encore aujourd’hui à donner des régimes alimentaires, calculer, peser et donner des réponses standard. Autant d’éléments à la fois techniques et inutiles qui me semblent être des freins à la relation aussi bien dans un cadre de soin qu’auprès de groupes d’individus. Ces stigmates sont les empreintes de la biochimie alimentaire, nécessaire mais déconnectée des émotions et des affects qui accompagnent la relation à la nourriture, à la mère nourricière d’abord, puis à la famille et à l’environnement. Et parce que nos comportements alimentaires peuvent être sourds à la raison et succomber à la nourriture, à la bonne chair, qui nourrit, régale, apaise parfois. Il est pertinent de tenir compte de ces éléments affectifs, parfois inconscients chez le patient. Aujourd’hui, l’information nutritionnelle est devenue complexe, dense et parfois même trompeuse. Il n’est pas facile de manger simplement, naturellement et selon ses instincts. D’ailleurs, nous ne semblons plus manger par instinct, mais selon des principes scientifiques, de société, selon une méthode ou quelconque professionnel à la mode. Comme si la réponse allait venir de l’extérieur, de ceux qui savent mieux que moi. Manger est un acte naturel devenu pourtant, pour un certain nombre, laborieux. Il faut le dire, les incitations à consommer ne manquent pas. Les informations, quant à elles, manquent, tellement de clarté et parfois d’indépendance, qu’il est difficile de se frayer un chemin. Même en tant que professionnel de la nutrition, il n’est pas simple de conseiller sans faire appel à ses schémas ou idéologie personnels. Je crois même qu’il n’est pas possible, en la matière, à moins d’un certain travail sur ses représentations, de faire preuve de neutralité.
Entre des protocoles déshumanisés, une logique économique incitant toujours à consommer plus, comment se nourrir selon ses instincts ? Comment ne pas confondre la faim et l’envie de manger ? Comment distinguer le besoin de remplir un vide et la sensation de faim ? Dans un cadre de prévention ou dans une pratique de soin, ne serait-il pas plus efficient d’amener l’individu à retrouver son état d’instinct ? L’accompagner à retrouver en lui la compétence du bébé qui sait s’arrêter spontanément. L’aider aussi à se dégager des schémas maternels, familiaux ou sociétaux encombrants. Mais aussi favoriser l’expression des évènements douloureux qui n’ont pu être digérés.


par Isabelle Darnis, Pratiques N°56, février 2012

Documents joints


[1Jean-Lucien Jacquemet, kinésithérapeute, est intervenu auprès de quelques autistes dans une démarche thérapeutique. Devenu secrétaire d’un centre d’étude de l’Environnement, il accompagne des adultes dans leur évolution personnelle et professionnelle, en se fondant sur une approche originale de l’expression artistique, vocale, gestuelle et scénique.

[2René Kaës, La Parole et le lien. Processus associatifs dans les groupes, Ed. Dunod, 1996.


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