Un singulier colloque pluriel

Plus que deux
Le « colloque singulier », drôle de terme consacré par l’usage pour dire la rencontre soignant soigné, qui croit nommer un face à face clos où les autres seraient exclus. Et si, justement, on l’entendait tout autrement ? Et si le précieux de ce lien était précisément qu’il sait allier l’intime et le collectif. La médecine est un des rares lieux où se dit à la fois la fragilité de chacun et la possibilité de la sollicitude, où la singularité de chacun est adossée à l’histoire qui l’a constitué.

En consultation, on est deux, bien sûr, dans les regards qui se croisent, dans le toucher des corps, dans l’attention au concret des choses, la recherche des causes organiques et du sens de ce qui se passe. Mais on est aussi plus que deux. Il y a tous ceux à qui on est relié, par des difficultés, batailles, ou privilèges en commun, qu’on soit médecin ou malade. Et cela, le corps le dit, il raconte l’histoire de chacun.

Quand je vois arriver quelqu’un dans mon bureau, quand je l’écoute, c’est tout son entourage qui arrive avec lui, en même temps que son patrimoine génétique et les aléas de sa vie. Le mal au cou qui raconte les charges lourdes portées dès l’enfance, les coronaires bouchées qui accusent le poids du stress et des injustices avec le tabac comme seule béquille, le taux de sucre dans le sang qui dit les bas salaires et la difficulté de bien se nourrir. Le corps dit comment chacun a pu ou non être aidé et respecté.

Tout le monde le sait. Mais beaucoup ont appris à l’oublier, par sentiment d’impuissance. Car aujourd’hui, rares sont les moments où on est heureux de partager quelque chose de fort, où on sait qu’ensemble on peut agir sur le cours des choses. Nous sommes un certain nombre à souffrir de solitude et à être en peine de collectif. En tout cas, c’est ce que je ressens en consultation.

Réveiller le goût du collectif
Et pourtant, j’ai l’impression que je peux aider à réveiller le goût du collectif.

D’abord, en écoutant, en étant le « haut-parleur » de celui qui va s’entendre dire tout haut des choses. Je deviens alors un témoin qui donne du poids à la réalité.
Ensuite, quand j’essaie de démêler le concret des somatisations, de chercher un diagnostic, de mettre en œuvre un traitement, j’atteste qu’un être humain peut aider un autre être humain.

De plus, les gens savent que je suis en lien avec d’autres, avec mes collègues de l’équipe, ou des gens avec qui je partage des choses qui me tiennent à cœur. Quand des patients isolés signent avec d’autres les pétitions affichées dans la salle d’attente contre les franchises, je me dis que le collectif se remet en marche. Ils voient que je n’hésite pas à appeler les collègues spécialistes. Ils savent que je travaille à la revue Pratiques. Certains savent que je fréquente une association de psychanalystes pour qui le social et l’engagement sont essentiels, que je fais partie de réseaux autour de la naissance, du diabète, etc. Probablement aussi, ils devinent que mon goût du collectif vient de loin, de mon histoire personnelle, du fait d’avoir vécu Mai 68 et les années qui ont suivi, où on a pu penser qu’ensemble on allait changer la vie. Ils sentent que mon implication auprès d’eux relève d’un mouvement intime, mais aussi de la perception d’une solidarité entre les êtres humains.

Des enseignants, des membres d’associations me racontent le plaisir de faire ensemble des choses, l’énergie de la révolte ou le bonheur tout simple du partage. Et souvent, je raconte à d’autres ces expériences, qui deviennent alors des remèdes où chacun peut puiser des forces, comme si mon bureau devenait un lieu de colloque où se rassemblent et s’inventent des collectifs.

par Elisabeth Maurel-Arrighi, Pratiques N°41, mai 2008

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