Services de santé au travail : conflits d’intérêts

« Aurait-on idée de confier la responsabilité du fonctionnement des consultations de tabacologie aux producteurs de cigarettes ? » C’est l’interpellation lancée par les professionnels de santé au travail dans le « Manifeste pour une nouvelle politique de gestion des Services de Santé au Travail ».

Cet appel intervient au moment où se tiennent des négociations entre patronat et syndicats de salariés sur les services de santé au travail. La presse se fait l’écho des propositions du Medef : espacer la fréquence des visites systématiques tous les quatre ans pour les travailleurs non exposés à des risques particuliers, confier des visites d’embauche à des médecins libéraux, déléguer certains actes attachés à la visite périodique aux infirmiers du travail et aux assistants en santé au travail…
Au-delà de la juste inquiétude que suscitent ces propositions, ce sont les questions de fond que veulent poser le Syndicat National des Professionnels de la Santé au travail [1] et l’Association Santé et Médecine du Travail [2] qui sont les instigateurs de cet appel, ainsi que le collectif des médecins du travail de Bourg en Bresse qui a adressé en février une lettre d’alerte aux syndicats de salariés [3].

Ces professionnels font le constat que la gestion patronale des services de santé au travail ne leur permet pas de remplir leur mission qui est d’« éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail » (voir encadré).

Cette gestion ne leur donne pas les moyens nécessaires pour les priorités de santé au travail et de santé publique tels que la prévention des cancers professionnels, des troubles musculo-squelettiques, la vigilance particulière auprès des populations les plus fragiles ou les plus exposées (travailleurs précaires, intérimaires, sous-traitants des secteurs à haut risque), le suivi à long terme après les expositions aux cancérogènes, et la préservation de la santé mentale au travail. Cette logique gestionnaire des services de santé au travail va de pair avec une concurrence au « moins disant » : un employeur peut menacer de quitter un service de santé au travail pour s’affilier au service concurrent s’il trouve que les cotisations sont trop chères ou s’il est en conflit avec le médecin du travail qui intervient dans son entreprise.
Pour sortir de ce conflit d’intérêt, ces professionnels en santé au travail demandent que soit mise en place une organisation d’intérêt public avec un changement radical de gestion et d’organisation des structures où ils exercent.

La santé au travail, qui fait partie intégrante de la santé publique, doit être rattachée au ministère de la Santé et non plus au seul ministère du Travail.
Il faut mettre fin à la gouvernance patronale des services de santé au travail : la gestion des services doit être pluripartite à majorité salariale, les employeurs doivent être minoritaires ; elle doit associer les représentants des victimes, les représentants des professionnels et ceux de l’État et être sous contrôle des services de l’État.
Le financement de la santé au travail doit revenir exclusivement aux employeurs qui génèrent les risques. Les modalités de financement doivent être harmonisées avec un système de cotisation obligatoire, dont le montant doit être fixé par une Agence nationale en santé au travail qui doit être créée. Les travailleurs, quel que soit leur statut, doivent avoir les mêmes droits à la prévention en santé tout au long de leurs parcours professionnel, y compris pendant les périodes de non-travail.
L’indépendance des professionnels est indispensable, qu’ils soient médecins du travail, infirmiers ou Intervenants Pluridisciplinaires sur les Risques Professionnels (IPRP). Les Commissions Médico Techniques, composées d’élus des professionnels de santé au travail des services, ne doivent plus être présidées par les directions qui entravent leur fonctionnement, elles doivent être maîtres de leur bureau, de leur ordre du jour et de leurs décisions.
Le développement de la pluridisciplinarité est une réponse aux besoins de la santé au travail, mais une approche médicalisée d’accompagnement de la santé au travail doit rester incontournable dans les services et être l’objet d’une garantie d’indépendance et de délégation de tâche par le médecin du travail.
Les missions des professionnels en santé au travail doivent être clairement redéfinies
Il ne s’agit plus de délivrer des avis d’aptitude d’un salarié à un poste, mais d’intervenir en conseil des salariés comme de l’entreprise et de préconiser, avec le consentement des sujets, des aménagements de poste de travail pour les rendre compatibles avec la santé de l’individu.
L’entretien clinique régulier du médecin du travail avec le salarié doit être absolument préservé. C’est l’écoute, au cours des consultations, qui permet au médecin du travail de repérer les souffrances physiques et psychiques, et de faire avec les travailleurs le lien entre ces souffrances et l’organisation de leur poste ou de leur service. Il faut redonner aux travailleurs et au collectif de travailleurs leur rôle de vigilance et d’intervention dans les questions de santé au travail.
Conclusion : l’insuffisance de prise en compte du facteur travail dans la santé est notoire. Les pratiques de médecine du travail ne doivent pas rester entravées par les gouvernances patronales pour jouer pleinement leur rôle d’« éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ».


    1. Organisation actuelle des services de santé au travail en France

L’organisation et le financement des services en santé au travail sont obligatoirement assurés par les employeurs depuis 1946.
Les entreprises dont la taille de l’effectif est supérieure à 2 200 salariés (ou au-delà d’un certain nombre de visites annuelles) doivent avoir leur propre service de santé au travail.
Le médecin du travail et les autres professionnels en santé au travail (infirmiers en santé au travail), pôle organisationnel (secrétariat) et pôle technique (Intervenants en Prévention des Risques Professionnels) sont des salariés de l’entreprise embauchés par l’employeur.
Seul le médecin bénéficie de garanties réglementaires d’indépendance puisque le Comité d’entreprise (qui est l’émanation des salariés) a droit de regard sur son embauche et son licenciement.
Les entreprises de plus petites tailles s’adressent à des services interentreprises de santé au travail. Ces services doivent être organisés par les employeurs réunis en association, ce sont eux qui composent le conseil d’administration. La loi en 2004 a mis en place une commission de contrôle (les deux tiers des sièges sont réservés aux salariés) qui supervise l’action des conseils d’administration. Cette commission a droit de regard sur l’embauche et le licenciement du médecin du travail (mais pas des autres professionnels de santé au travail) et elle s’assure qu’ils ne subissent pas de pression dans l’exercice de leur métier. Malheureusement, les représentants des salariés aux commissions de contrôle sont trop souvent absents et/ou mal préparés à leur fonction.
Chaque service inter entreprises fixe le tarif de base de la cotisation que doivent payer les employeurs, soit forfaitairement sur la masse salariale, soit en fonction du pourcentage des salariés relevant de surveillance médicale renforcée, soit au nombre de visites réglementaires à faire, ou pire réalisées, ce qui équivaut à un paiement « à l’acte » aux effets déplorables sur la gestion du travail des médecins.


par Marie Kayser, Gérard Lucas, Pratiques N°46, juillet 2009

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