Psychiatre ou douanier ?

Si la psychiatrie a pour objet la folie, alors il y a du travail pour les soignants de la psychiatrie, mais si elle concerne les insatisfactions de chacun et/ou les variations de la normalité épinglées par les pouvoirs publics, alors il faudra former, embaucher, et revoir les fondements de la société.

Eric Bogaert,
psychiatre

C’est la gendarmerie qui l’a amené aux urgences. Il avait sauté sur sa femme dans une colère désespérée, où il était question de l’étrangler. Un copain qui était là l’avait alors assommé d’un coup de poing, et il s’est blessé en tombant sur le carrelage. Arrivé aux urgences inconscient et le visage en sang, dans la soirée, il a été gardé aux lits porte, pour surveiller son état de conscience, faire un scanner cérébral et suturer sa lèvre inférieure ouverte. Le lendemain en tout début d’après-midi, comme il était réveillé, conscient, que le scanner était normal et la lèvre suturée, son copain, celui qui l’avait assommé, est venu le chercher. Il ne se souvenait plus de ce qui s’était passé la veille, et quand l’infirmière psychiatrique des urgences, interpellée pour savoir s’il fallait faire venir le psychiatre pour cette... amnésie ?, lui a rapporté le peu qu’elle savait des évènements qui l’avaient amené aux urgences, d’abattu il est devenu penaud.
Quelques heures plus tard, c’était un dimanche, il est ramené aux urgences par les gendarmes. Avec une demande d’hospitalisation en soins sans consentement signée par sa femme, et un certificat médical d’un généraliste. Le généraliste avait téléphoné au collègue d’astreinte au centre hospitalier psychiatrique qui gère le secteur, distant de 110 km de la gendarmerie, pour le prévenir de l’arrivée de ce jeune homme, et le collègue d’astreinte, qui se trouvait être celui qui travaille à l’unité intersectorielle où sont hospitalisés les patients en soins sans consentement, l’a rappelé à l’organisation ordinaire qui veut que les patients de cette partie du département soient amenés aux urgences du centre hospitalier général local, où le psychiatre d’astreinte du secteur propose une orientation en fonction de l’examen clinique et du contexte.

Je vois donc Willy, petit jeune homme d’une petite trentaine d’années, un peu bronzé, un peu angelot, un peu beau gosse, qui avait été hospitalisé une petite semaine dans le service de psychiatrie quelques mois plus tôt pour une petite tentative de suicide parce que sa petite femme ne supportait plus son besoin de la prendre dans ses bras à tout moment — pour lui montrer qu’il l’aime et s’assurer que non, il ne rêvait pas, elle était bien là —, sa manie de dépenser son argent à s’acheter des joujoux technologiques — jusqu’à endetter le couple —, et ses colères — quand il avait un peu trop bu. Elle avait voulu un « break », il était parti, pour revenir quelques semaines plus tard, il ne pouvait décidément plus se passer d’elle. Qui l’a amené aux urgences dès son retour, pour qu’il soigne sa « dépression » s’il voulait rester chez elle (enfin, c’est chez lui aussi). J’avais alors vu aux urgences ce vieil enfant et l’avais orienté vers des entretiens en ambulatoire, histoire que sa tendre peau se tanne un peu.
Il ne se souvient plus, effectivement, de ce qui s’est passé la veille, mais il a l’image floue de sa femme, qui lui dit quelque chose comme « Regarde, pour que tu comprennes » juste avant d’embrasser sur la bouche le copain de Willy, qui voit rouge et saute sur sa femme... Quand ce même copain est venu le chercher aux urgences en début d’après-midi, c’était pour l’accompagner à la gendarmerie, où sa femme, son copain et lui ont été interrogés. Peut-être surpris que Willy ne se souvienne pas de ce qui s’était passé la veille, mais aussi poussés par les récriminations de sa femme, ils ont appelé le généraliste de garde, qui ne connaissait pas Willy, et a rédigé un certificat médical pour une hospitalisation en soins sans consentement, que demandait la femme de Willy. Certificat médical non circonstancié, cliniquement pauvre, n’évoquant que le passage à l’acte violent de Willy et où n’apparaissait pas qu’il était malade mental — ce qui n’est effectivement pas le cas —, et demande du tiers non conforme aux formes exigées localement par les autorités administratives : comme Willy ne voulait pas rentrer chez lui, qu’il aurait été irresponsable de remettre aussitôt le garçon sur le front, et qu’il demandait une hospitalisation, il a été hospitalisé en service libre dans le service de psychiatrie local. Un coup de fil au généraliste pour lui expliquer pour quelles raisons l’hospitalisation ne se faisait pas comme il l’avait demandée, et j’apprends qu’il était embêté : entre les gendarmes, la pression morale de la femme de Willy, son sentiment que ce garçon était plutôt malheureux qu’autre chose, mais capable de colères violentes (bien qu’il ait été le seul qui ait eu besoin de soins ce soir-là), il n’a su que faire.
Eh oui, que faire ?
En tout cas, le collègue qui a à traiter cette « conjugopathie » — c’est un nouveau diagnostic, ou plutôt un de ces nouveaux diagnostics qui éclosent dans les services de psychiatrie, où sont dérivés les maux de notre société —, lors de l’hospitalisation a affaire avec un garçon malheureux qui veut reprendre la vie conjugale, et une femme intransigeante qui ne veut pas.
C’est très compliqué, cette histoire.

En effet, Willy n’est pas fou. Il est le fils de ses parents, de passage sur cette terre, et dans ce temps. Il est donc le symptôme de tout ça. Certes, il lui revient de ne pas se laisser porter par les forces de l’histoire et du cours du monde, mais empêtrement n’est pas folie, et la douleur des entraves — qu’on tente de s’en accommoder ou de s’en dégager — à être pénible, n’est ni pathologique ni incongrue. D’un autre côté, le psychiatre peut-il se contenter de dire qu’il n’y a là que maladresse, embarras, immaturité, et s’en laver les mains au nom d’une pureté de la pathologie ? D’autant qu’en matière de psychiatrie, c’est l’âme qui est concernée — l’âme, ce qui anime le corps de l’être pensant, parce que parlant.
Que faire ? Les traitements médicaux sont sans effet sur l’âme. Et Willy — comme tant d’autres — n’est pas preneur de l’effort de se forger l’âme, ni même disposé à penser qu’il puisse en être question. Ses derniers mots, lorsqu’il a quitté le service des urgences pour celui de psychiatrie ont été : « J’espère que ça ne durera pas trop longtemps, et que je serai guéri quand je sortirai ».
Alors, c’est quoi la psychiatrie ?
Martial Saddier, « député du Mont-Blanc et du Décolletage », comme il se présente sur son site internet, élu UMP de la 3e circonscription de la Haute-Savoie, a déposé de nombreux amendements à l’occasion de la discussion au parlement de la loi Duflot sur le logement social. Et parmi ceux-ci, l’amendement 444, qui propose que soient « également comptabilisés comme autant de logements locatifs sociaux les lits d’hôpitaux, de prison, de gendarmerie, de soins de suite et de réadaptation ». L’« exposé sommaire » par lequel il justifie sa proposition est que « les lits de ces structures doivent être comptabilisés dans le quota des 25 % de logements sociaux, au regard de leur utilité éminemment sociale et des coûts supportés par les collectivités qui comprennent ces structures sur leur territoire » (sommaire, effectivement).
Peut-être le député Martial Saddier a-t—l raison : et si la psychiatrie, c’était le traitement des malades de la société ? Alors, pourquoi ne reviendrait-il pas aux offices publics de logement social, aux forces de l’ordre, aux assistantes sociales, voire aux commentateurs de l’actualité, aux voisins, à la notoriété publique [1] (la rumeur publique ?)... de poser l’indication de l’hospitalisation en psychiatrie ? Que pensez-vous qu’il s’en dirait : « Méfiez-vous ! On vous surveille », ou « On sait ce qui est bon pour vous, dormez en paix, on veille sur vous » ?


par Éric Bogaert, Pratiques N°60, février 2013

Documents joints


[1Article L.3213-2 du chapitre III admission en soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État, de la loi du 5 juillet 2011 : « En cas de danger imminent pour la sûreté des personnes, attesté par un avis médical ou, à défaut, par la notoriété publique, le maire, et à Paris les commissaires de police, arrêtent, à l’égard des personnes dont le comportement révèle des troubles mentaux manifestes, toutes les mesures provisoires nécessaires, à charge d’en référer dans les 24 heures au représentant de l’État dans le département qui statue sans délai et prononce, s’il y a lieu, un arrêté d’admission en soins psychiatriques dans les formes prévues (pour les admissions en soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État dans le département) ».


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