Médecins, inégalités : un rôle à jouer

Le creusement des inégalités sociales en général, et d’accès aux soins en particulier, est un constat quotidien dans nos cabinets. En tant que médecins généralistes, quelles pratiques développer pour les combattre ?

Sophie Chatelard,
médecin généraliste

Un constat inacceptable 
Les inégalités sociales de santé (ISS) sont l’objet d’une attention croissante de la part des pouvoirs publics et des professionnels de santé. Pour autant, elles n’ont pas tendance à s’améliorer. Les colloques se succèdent, mais le constat persiste. L’espérance de vie à 50 ans des ouvriers est de 27 ans contre 32 pour les cadres [1]. Le gradient est encore plus marqué pour l’espérance de vie en santé. Ainsi s’applique une double peine : non seulement les ouvriers ont une espérance de vie plus courte, mais ils ont aussi plus d’années d’incapacité. La majeure partie de ce qui peut être entrepris pour agir contre ces ISS concerne l’application de politiques publiques visant à réduire les inégalités en général. Les champs d’intervention possibles s’étendent des conditions de travail, de vie matérielle et de logement, à la cohésion sociale, jusqu’à l’éducation sans oublier l’accessibilité financière au système de soins et son organisation.
La barrière financière pour accéder aux soins est de plus en plus haute. La part du reste à charge des patients ne cesse d’augmenter. Les avancées en direction des personnes les plus exclues telles que les PASS (Permanences d’Accès aux Soins de Santé) et l’action d’associations comme Médecins du Monde ne sont pas suffisantes compte tenu de la notion de gradient social [2] : le lien entre l’état de santé d’une personne et sa position dans la hiérarchie sociale concerne l’ensemble de la société. Ne pas en tenir compte revient à laisser se dégrader la santé des populations intermédiaires.

La médecine générale, une discipline attendue pour jouer son rôle On pourrait alors croire à tort que la part revenant à la pratique clinique est négligeable.
Les médecins de premier recours ont pourtant une place de témoin privilégié (environ 85 % de la population française voit son médecin traitant chaque année). Qui n’a jamais entendu un patient, gêné, demander que son règlement ne soit encaissé qu’en fin de mois ? Qui n’a pas constaté les effets néfastes sur la santé d’un habitat insalubre ou de conditions de travail inadaptées ? Qui n’a pas accompagné la dégradation de l’état psychique d’un patient suite à l’accumulation d’évènements de vie difficiles et faute d’entourage proche sur qui compter ?
Nos compétences professionnelles, centrées sur la personne prise en compte dans son environnement, nous conduisent à prendre position. Cet engagement peut se décliner à titre individuel, mais devrait aussi faire partie d’une stratégie commune au sein de notre groupe professionnel, et en partenariat avec les autres acteurs, afin que s’écrive « la clinique des ISS » en médecine générale. Il convient donc d’être à la fois inventif pour notre pratique et exigeant vis-à-vis des pouvoirs publics pour susciter les changements nécessaires. L’action au cœur de la pratique clinique est une réponse pertinente. Car l’impact des soins sur l’état de santé des populations est lui aussi socialement gradué. C’est-à-dire que pour un cadre supérieur les vecteurs de bonne santé (alimentation, environnement, soins) sont beaucoup plus diversifiés que pour un ouvrier ou un employé. A contrario, pour ces derniers, les soins sont souvent le levier le plus susceptible d’améliorer l’état de santé, les autres ressources étant moins accessibles [3]. Enfin, au plan collectif, les politiques de santé mettant la médecine de premier recours au cœur de l’organisation des soins sont reconnues moins inégalitaires [4], [5]. L’engagement pour de telles modifications structurelles du système de santé français s’avère donc essentiel.

Concrètement, que faire au quotidien dans son cabinet ?
Pour les médecins, l’un des premiers objectifs est d’intégrer cette notion de gradient social de santé dans leur pratique et d’en comprendre les mécanismes. Ceci suppose de pouvoir reconnaître le patient à risque de morbi-mortalité ou même de handicap en considérant d’abord sa position sociale. Et ce n’est pas sur des critères d’exclusion sociale qu’il faut alors réfléchir : un ouvrier de 35 ans sur quatre en France meurt avant 65 ans. Avons-nous ce raisonnement en tête lorsque nous recevons un ouvrier de 35 ans dans notre cabinet ? À nous de prendre conscience que les ISS ne sont pas seulement liées à l’accumulation de facteurs de risques classiques de maladie (tabac, alcool, etc.), mais aussi à la propension à l’usage des soins qui peut se trouver altérée. Ceci sera d’autant plus vrai que la personne aura accumulé des évènements de vie traumatiques. La confiance, en soi-même et en l’autre, est un pré-requis à la consultation. Ce rapport de confiance se trouve souvent érodé par le sentiment de ne pas avoir reçu l’aide nécessaire au fur et à mesure des événements traumatiques émaillant le parcours de vie de la personne [6]. De même, des difficultés d’ordre social ou professionnel deviennent parfois une priorité et relèguent alors pour un temps les problèmes de santé au second plan. Ainsi l’on voit les difficultés d’accès aux soins sous l’angle essentiellement financier, alors que l’obstacle est aussi et peut-être surtout à comprendre du côté psychosocial et relationnel.
Cette approche éminemment clinique vise à renverser la logique de non prise en compte ou, pire, de dévalorisation de la personne vulnérable. Il s’agit non pas seulement de l’identifier en tant qu’individu avec une catégorie socioprofessionnelle donnée, mais bien plutôt de le « re-con-naî+tre ». C’est-à-dire de le regarder, le considérer comme sujet ayant accès à la vie et une vie de désir personnel, singulier et intime. Ceci se fait à travers une conversation simple sur la profession, l’éducation ou les ressources financières, mais aussi sur l’histoire de vie de la personne, au fur et à mesure que la relation se tisse.
L’enjeu est de comprendre le patient sans le juger trop vite lorsque sa stratégie, à première vue, paraît dommageable pour sa santé ou inappropriée aux yeux du professionnel [7]. Ce que nous appelons « non-recours aux soins » est un terme qui ne représente absolument rien pour la personne concernée. Celle-ci nous dira plutôt avec ses mots « Ah vous savez moi, docteur, j’suis pas trop docteur » c’est-à-dire je ne vais pas chez le médecin « pour un oui ou pour un non ». Connaître ses représentations, ses attentes, mais aussi ses limites et son contexte de vie permet de ne pas le délégitimer. En discréditant une attitude dont la genèse se rattache à des évènements anciens, c’est bien la personne elle-même qui se sentirait dénigrée. La relation ouverte et empathique entre médecin et patient a fait la preuve de son effet thérapeutique [8] qui passe notamment par la possibilité de proposer un plan de soins adapté et réaliste.
Malgré l’attention que l’on porte à ces problématiques, force est de constater que tout ne peut pas être réglé au sein du colloque singulier. L’ouverture aux professionnels du champ médico-social est nécessaire et grandement salutaire. L’écriture d’un carnet d’adresses [9], ou mieux la mise en œuvre d’un travail en réseau d’acteurs locaux permet de personnaliser le recours aux intervenants autres que strictement médicaux.
À travers cet article, nous avons tenté d’illustrer ici la clinique des ISS, à la croisée des compétences psycho-sociales et biomédicales. Cette clinique, nous l’expérimentons dans notre pratique quotidienne. Elle demanderait à coup sûr à être redéfinie, complétée ou amendée, ce qui suppose de pouvoir en discuter avec toutes les personnes intéressées (dont les patients eux-mêmes). À terme, elle pourrait se décliner pathologie par pathologie et groupe de malades par groupe de malades. Cet angle d’approche du patient par le médecin généraliste peut s’avérer être non seulement un levier efficace pour lutter contre les ISS, mais aussi une avancée profitable à tout patient.


par Sophia Chatelard, Dominique Lagabrielle, Antoine Rode, Pratiques N°57, mai 2012

Documents joints


[1Cambois E., Robine J.-M., « Pour qui la retraite sonnera ? Les inégalités d’espérance de vie en bonne santé avant et après 65 ans », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2011 ; (8-9):82—6.

[2Moquet M.-J., « Inégalités sociales de santé : des déterminants multiples », La santé de l’homme, 2008 ; (397):17—9.

[3Lombrail P., Accès aux soins. Dans : Les inégalités sociales de santé. Paris, La Découverte, 2000.

[4Commission des déterminants sociaux de la santé de l’OMS. Combler le fossé en une génération, [Internet], 2008 : www.who.int/social_determinants/thecommission/finalreport/fr/in dex.html

[5Couffinhal A., Dourgnon P., Geoffard P.-Y., Grignon M., Jusot F., Lavis J., et al, « Politiques de réduction des inégalités de santé, quelle place pour le système de santé ? Un éclairage européen. Deuxième partie : quelques expériences européennes », Bulletin d’information en économie de la santé, 2005 ; (93).

[6Rode A., Le « non-recours » aux soins des populations précaires : constructions et réceptions des normes, Thèse de doctorat, Grenoble : Université de Grenoble ; 2010, 506 p.

[7Fainzang S., « Les stratégies paradoxales. Réflexions sur la question de l’incohérence des conduites des malades », sosan, 1997 ; 15(3):5—23.

[8Alain Moreau, Rémy Boussageon, Pierre Girier, Sophie Figon. « Efficacité thérapeutique de “l’effet médecin“ en soins primaires », 2006 [cité 2011 août 31] : www.em-consulte.com/article/103079

[9INPES, Falcoff H. Réduire les ingalités sociales en santé —Le dilemme de la médecine générale face aux inégalités : faire partie du problème ou contribuer à la solution ?, 2010.


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