Lire Pratiques - La dimension du soin en médecine du travail, par Isabelle Lagny - Pratiques N°33

Cet article est paru dans Pratiques N°33 - Avril 2006

Prévenir les atteintes à la santé du fait du travail. Déclarer apte ou inapte au poste le salarié. Essayer d’aménager un poste de travail. Voici comment résumer à l’extrême la mission du médecin du travail.

La médecine du travail est réglementée à travers des lois et des décrets contenus pour l’essentiel dans le code du travail. Il y est bien précisé que le médecin du travail, dans le cadre de son exercice, ne doit prescrire aucun traitement, sauf cas d’urgence, ni d’explorations sans rapport avec le travail. On le comprend aisément afin notamment que les médecins du travail ne se substituent pas aux médecins traitants ; afin également que les examens complémentaires prescrits ne soient pas injustement imputables aux employeurs ; afin que les médecins du travail consacrent l’essentiel de leurs moyens à la réalisation de leur mission.
Ne pas prescrire de médicaments signifierait-il cependant que tout soin serait exclu de leur intervention ?

Le désir de soigner n’est-il pas à l’origine de la vocation de tout médecin, quand vocation il y a ? Le serment d’Hippocrate que nous enjoint-il pas à soulager la souffrance, quelque soit notre spécialité ?

L’empathie pour le salarié en souffrance est déjà un soin. Or il est la condition sine qua non d’une relation de confiance entre le médecin du travail et le salarié, relation qui permet une mobilisation des forces de ce dernier pour renverser l’éventuel processus morbide lié au travail.

D’autres temps dans la visite de médecine du travail procèdent d’une relation de soin où il n’est ni besoin de médicament, ni de scalpel.

La parole évidemment, celle qui va accompagner la personne qui souffre au travail dans le décryptage des mécanismes de sa souffrance, est une parole analysante et de ce fait la parole d’un thérapeute qui s’ignore. Au-delà des dangers physiques, chimiques, infectieux, posturaux, etc.,…la psychodynamique du travail nous a révélé comment la subjectivité, le vécu du travail dans la dimension psychosomatique de l’individu et la dimension intersubjective des relations au travail, pouvait permettre d’interpréter les comportements et les pensées parfois inintelligibles des travailleurs en souffrance. Le but premier n’était-il pas d’éclairer le salarié afin qu’il se réapproprie la situation de travail ? Or comprendre et mettre en mots avec le salarié ce qu’il produit ou ce que ses collègues rapportent, est déjà une manière de le soigner. La preuve en est qu’en sortant du cabinet médical, après un simple entretien, il n’est pas rare d’entendre : Merci pour ce que vous avez fait. Je me sens déjà mieux. Je sais ce que je dois faire maintenant. Et le sourire est sur les lèvres.

Soigner d’une autre manière encore. Rassurer lorsque le travailleur rend visite à son médecin du travail comme il va voir son coiffeur, aussi régulièrement parce que ses cheveux ne ressemblent plus qu’à un tas informe. Diminuer l’angoisse en dissipant les malentendus nés parfois de l’ignorance des autres médecins, des incapacités de certains de nos collègues de situer leur discours dans le monde mental du patient. Reprendre les discours de certains praticiens avec des mots plus simples.
Un homme est angoissé depuis des mois : son médecin traitant lui a demandé de faire une sérologie HIV au décours d’un zona précisant qu’on doit y penser chez un sujet jeune. La plupart des zonas se rencontrant chez des sujets plus âgés. Ce patient justement ne veut pas « y penser ». Son histoire personnelle fait que ce qui n’est qu’une vérification méthodique d’un médecin devient pour lui un traumatisme. Bien qu’il n’ait aucun facteur de risque pour le sida, il est persuadé en être atteint et renonce justement pour cela à faire ce contrôle sanguin. Découvrir l’insupportable vérité. Il ne passe pas un jour sans que sa pensée soit envahie par la terreur qu’il est sûrement atteint de cette grave maladie. Mes paroles arrivent à le convaincre qu’il se fait probablement du souci pour rien. Cet aspect de sa santé n’avait pas de rapport avec son travail. Aurais-je du le laisser dans le traumatisme des paroles mal comprises ?

Soigner c’est aussi redresser un diagnostic mal engagé. Examiner, réorienter le salarié présentant des symptômes non compris de son médecin traitant. C’est tellement fréquent en médecine du travail. N’est-ce pas participer aux soins ? Une femme de ménage opérée à tort de la vésicule biliaire, souffrait depuis 4 ans d’une irradiation douloureuse dans l’hypochondre droit. A l’examen physique je retrouve un blocage d’une articulation sacro-iliaque avec son cortège d’irradiation douloureuse lombaire, sciatique, crurale et abdominale antérieure. Elle sera finalement soulagée après ces années d’errements et de douleurs, par un simple ostéopathe mécanicien que je lui ai conseillé.
Elle pleurait à l’idée de souffrir en reprenant son travail, et à l’idée d’être licenciée pour absentéisme prolongée. Elle était prise au piège de l’inefficacité du corps médical. Condamnée à souffrir ou à ne plus pouvoir nourrir ses 3 enfants qu’elle élevait seule. Quel médecin du travail comprenant le mécanisme de sa pathologie aurait manqué de lui donner l’information déterminante, de l’orienter à propos, sous prétexte que nous devons faire de la « prévention » et nous en tenir là ? Prévention pour quoi ? N’avons-nous pas justement prévenu le pire ? La démission promise par l’intolérable douleur. Le licenciement promis par la directrice, puis la chute dans la misère, tout cela pour un sac de linge qu’il faut hisser dans un escalier avec une posture contorsionnée. Une conséquence du travail justement…
Eh bien nous médecin du travail, nous avons fait notre travail tout en participant au soin. Nous avons évité l’inaptitude de cette employée. Nous lui avons permis de conserver son emploi tout en participant à la disparition durable de sa douleur. Le fil conducteur de tout cela n’était évidemment que le désir de soigner, le désir impérieux de la guérir.
Soigner en reconnaissant au besoin les limites de son propre champ de compétence, celui de la médecine. Accepter que la médecine ne sache pas tout ce qu’elle prétend savoir.

Aux pourfendeurs du soin en médecine du travail, je réponds : Quel spécialiste n’a pas mis en danger la vie d’un patient au prétexte que son symptôme ne le concernait pas ? Vous, médecins du travail que le soin ne concerne pas, pensez-vous être loin de ce gastroentérologue qui laissera mourir d’un infarctus du myocarde le patient truffé de pansement gastrique et qui souffre toujours. Ces cas sont si fréquents. Ils révèlent généralement, plus qu’une ignorance, un manque d’envie de soigner. Certains spécialistes se comportent comme des techniciens, dans une compartimentation de la prise en charge des malades, une indifférence, le lot de la répétition, du surmenage, du vide intérieur parfois.

Plus préoccupante, quand on voit obligatoirement les gens en visite comme le médecin du travail, est la position militante, la revendication à ne pas soigner. On ne peut pas tout faire ! On vocifère, on fait payer à son patient l’imperfection de sa situation. Danger ! On échafaude parfois des théories fumeuses pour faire tenir des principes qui se cassent la gueule et ne résistent pas à l’épreuve de la réalité.

Il a été vraiment utile un temps, de dénoncer l’absence de contenu pertinent de la visite de médecine du travail : de la médecine du travail squelettique (« ça va ? –Bonjour. – Au revoir ! »), à la médecine du travail normative : « Il faut maigrir, arrêter de boire, arrêter les sucres, arrêter les graisses, arrêter de fumer, et faire du sport ! » Mais qui a décidé un jour qu’il serait souhaitable que le médecin du travail réprime son envie de soigner ?

L’envie de soigner, lorsqu’elle existe en filigrane et ne dit pas son nom, n’est qu’un bienfait en médecine du travail. Elle nous pousse constamment à coopérer avec nos collègues médecins traitants dans une représentation ouverte du soin où le patient-salarié est l’acteur principal que l’on se doit d’éclairer et qui choisit celui qui va le traiter. Il faut arrêter avec la soi-disant déontologie qui réduit le patient à un trophée de chasse réservé à un médecin attitré. La visite de médecine du travail est parfois l’occasion d’éduquer un patient, lui apprendre à être difficile tout en étant fidèle, ne pas accepter n’importe quel soin, être exigeant tout en étant compréhensif vis-à-vis de son médecin traitant. Chercher le résultat, le dialogue, l’engagement chez son thérapeute, c’est être acteur de sa santé, c’est se dépêtrer en même temps de ses problématiques de domination et soumission au sein du travail. Il n’y a pas de champ qui ne mérite d’être labouré. Les sujets abordés pendant l’entretien avec le médecin du travail n’ont pas de limites. Car toute la vie personnelle résonne avec le travail et tout l’engagement dans le travail retentit sur la vie personnelle, sur le corps. En adressant le patient, « notre » salarié, vers son médecin traitant ou un autre médecin spécialiste dans une stratégie expliquée où il se montre partie prenante, le médecin du travail exprime son désir de soigner, son souhait que la personne aille mieux. La situation de travail est un décor particulier. L’absence de prescription, libère les autres formes de soin comme la parole.

Poser sa main sur l’épaule d’un salarié quand on écoute son coeur, c’est encore lui faire comprendre que nous sommes de son côté, donc de celui du soin. C’est d’un coup libérer la parole sur le travail sur ce qui pose problème, sur ce qui ne tourne pas rond au travail. Car parler du travail, ce n’est pas toujours simple. C’est déjà penser qu’on pourrait le perdre. Que ce médecin du travail, qu’on associe avant tout à la fiche d’aptitude dans l’imaginaire social, pourrait bien vous mettre inapte si quelque chose n’allait pas. Alors quand on le sent proche comme un ami, dans la dimension du soin, on se livre, et l’histoire du travail et du corps commence à s’écrire.

Isabelle Lagny
Médecin du travail

samedi 12 avril 2008, par Isabelle Lagny

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